Tribune conjointe SoFHIA / SIES / AFC / ALESF - Évaluations HCERES
Tribune conjointe de
la Société Française des Hispanistes et des Ibéro-Américanistes
la Société des Italianistes de l'Enseignement Supérieur
l'Association Française des Catalanistes
l'Association des Lusistes de l'Enseignement Supérieur Français
Les récentes évaluations de l'HCERES pour la vague E ont de quoi inquiéter. De nombreuses formations de licences et masters en lettres, langues, sciences humaines et sociales (LLSHS), notamment dans les universités d’Île-de-France, des Hauts de France et les universités ultramarines (Mayotte, La Réunion), ont reçu des appréciations préoccupantes. Ces établissements accueillent pourtant un public étudiant souvent défavorisé, pour qui ces formations jouent un rôle essentiel d’ascenseur social. Les attaquer de manière aussi sournoise, c’est fragiliser une voie d’émancipation et perpétuer un classisme institutionnalisé.
Au-delà de ces attaques ciblées, ce sont plus largement toutes les formations en LLSHS qui se trouvent visées. Non seulement le domaine « Arts, Lettres et Langues » (ALL) n’est purement et simplement plus mentionné, comme s’il s’était dissout dans le domaine « Sciences Humaines et Sociales » (SHS), mais l’idée qui s’impose en outre d’une structuration de la recherche, et, sans aucun doute, des formations en SHS, à partir d’axes définis a priori en fonction des besoins des politiques publiques et des logiques du marché suscite, elle aussi, de vives inquiétudes. N’est-ce pas le choix fait dans le cadre de l’Appel à manifestation d’intérêt « Programmes de Recherche en Sciences Humaines et Sociales » de l’ANR, où moins de dix axes majeurs ont été proposés : changement climatique, évolution des démocraties, patrimoines culturels, religions, civilisations et troubles géopolitiques, âges de la vie, évolution des habitats et des modes de vie, impact social et sociétal de la pratique sportive ? Ne s’agissait-il pas déjà là d’un coup mortel porté à la recherche propre aux « Arts, Lettres et Langues » et aux formations associées ? Comment, en y intégrant aussi ce nouveau mirage des keylabs, ne pas corréler ces initiatives avec la vague d’évaluations défavorables de l’HCERES et, in fine, ne pas y voir une intention de fermer certaines formations ou de conditionner leur maintien à des critères qui contreviendraient à leur qualité, voire à leur raison d’être ?
Entendons-nous bien : les évaluations défavorables se fondent sur des indicateurs particulièrement contestables, dès lors qu’on connaît les bassins sociaux concernés. Rappelons en effet que les mêmes formations portées par des universités du centre parisien ont reçu des évaluations tout à fait différentes. Est-ce à dire que le lieu influence la vision des choses, ou pire, confère plus de légitimité à la poursuite d’études longues et dans le domaine de son choix ?
Pour les universités dites « de banlieue », il est question du « taux d’échec » élevé de leurs formations LLSHS, alors même que leurs étudiant·e·s issu·e·s de milieux défavorisés cumulent parfois plusieurs emplois pour pouvoir financer leurs études, sans compter l’« effet Parcoursup » et son cortège de réorientations. Il ne faudrait pas d'ailleurs ignorer la corrélation entre le “taux d'échec” universitaire et le “taux d'échec” au baccalauréat de ces mêmes académies, ni la valeur ajoutée que ces formations représentent pour les étudiant·e·s qui réussissent.
Pointer, par ailleurs, le nombre important d’enseignants vacataires en licence, en en imputant la responsabilité aux formations, ne consiste-t-il pas, pour nos collègues évaluateur·ice·s, à faire preuve d’un certain cynisme quand on connaît les contraintes budgétaires imposées aux universités, et, cette année, avec plus de férocité encore ? Ce même cynisme est de mise quand on leur reproche de ne pas suffisamment utiliser le levier « Erasmus », alors même que nombre des étudiant·e·s concerné·e·s se trouvent dans l’incapacité de financer, ne serait-ce que partiellement, un séjour à l’étranger.
Il ne faut pas se leurrer : l’interprétation politique ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est la démocratisation universitaire qui se voit remise en cause, et plus spécifiquement, l’accès garanti à un cursus universitaire potentiellement long à tout·e étudiant·e, indépendamment de son origine sociale. Au-delà, il ne faut pas ignorer non plus que ce sont presque exclusivement des formations en LLSHS qui ont été ciblées, les mêmes qui, depuis trop d’années déjà, subissent dénigrement et discrédit. Quand on ne les présente pas comme dangereuses pour l’ordre social, on les décrit tout simplement comme vaines et inutiles. Un simple verbiage débité par des fauteur·e·s de trouble.
Dans un monde où l'efficacité immédiate et la rentabilité dictent trop souvent les choix éducatifs, les formations en lettres, langues, sciences humaines et sociales (LLSHS) sont trop souvent réduites à leur utilité professionnelle immédiate. Or, il va de soi que ces disciplines ne se limitent pas à l'acquisition de compétences techniques ; elles jouent un rôle fondamental dans la formation de l'esprit, du sens critique et de la compréhension du monde.
Les LLSHS offrent un cadre essentiel pour appréhender la complexité du réel. La littérature, l'histoire, les arts visuels, la linguistique, la sociologie ou encore la philosophie ne se contentent pas d'accumuler des savoirs, elles forment à une lecture nuancée, complexe et multifactorielle des phénomènes sociaux, culturels et politiques. Elles apprennent à reconnaître les discours sous-jacents, à analyser les idéologies et à contextualiser les faits. En un mot, elles développent une intelligence du monde.
Dans des sociétés où l'information circule en continu, où les fake news prospèrent et où s’affirme de plus en plus l’ère de la post-vérité, avec des débats désormais polarisés, la formation intellectuelle dispensée par ces disciplines apparaît plus que jamais indispensable. En cultivant l'esprit critique, elles permettent d'échapper aux simplifications abusives et aux manipulations. Elles forment des citoyen·ne·s capables de prendre du recul, de confronter des points de vue et de penser par eux·elles-mêmes.
Par ailleurs, s’agissant plus spécifiquement des formations en langues étrangères, elles offrent une compréhension fine des cultures et des modes de pensée d'autres sociétés. Dans un monde globalisé, cette capacité d'ouverture constitue un atout inestimable. Apprendre une langue, ce n'est pas seulement acquérir une compétence de communication, c'est entrer dans une autre vision du monde, comprendre des valeurs, des systèmes de pensée, des sensibilités différentes.L’enseignement de la diversité linguistique et culturelle et la recherche dans ces domaines offrent des gages de démocratie et d’ouverture vers le monde, et il ne saurait être question de transiger sur la place centrale qu’ils se doivent d’occuper dans un monde qui tend de plus en plus à favoriser les nationalismes étriqués et les simplifications abusives. Que penser, en effet, de mesures comme la suppression de l’espagnol dans la communication de la Maison Blanche voulue par Trump et mise en application il y a quelques jours, alors même que les États-Unis comptent presque 20% de population hispanophone ? Comment interpréter le récent décret pris dans une urgence effrayante, érigeant l’anglais en unique langue officielle des États Unis ? Il ne faut certainement pas y voir un gage d’ouverture sur le monde et de pluralisme.
Contrairement aux idées reçues, les diplômé·e·s des sciences humaines et sociales sont loin d’être inemployables. Leur capacité d’analyse, leur aptitude à structurer une pensée, à rédiger, argumenter et à s’adapter à de nouveaux contextes en font des profils prisés dans de nombreux domaines, bien au-delà de l’enseignement et de la recherche. La créativité et la souplesse intellectuelle qu’ils·elles développent demeurent précieuses dans des secteurs variés : communication, gestion de projets, diplomatie, journalisme, ressources humaines, innovation sociale, transition environnementale, care, et bien d’autres. Au moment où l’IA se déploie dans pratiquement tous les domaines, leurs compétences s’avéreront essentielles pour en garantir une utilisation raisonnée et critique.
En conséquence de quoi, réduire l’enseignement supérieur à une simple formation aux métiers serait non seulement une erreur, mais un véritable et coupable contresens politique et historique. Une société qui n’accorderait de valeur qu’aux compétences directement rentables risque de se priver de pens·eur·euse·s, d’écrivain·e·s, d’historien·ne·s, de philosophes, de littéraires, de linguistes, d’analystes de l’image, capables de questionner l’ordre établi et d’imaginer d’autres futurs possibles. Les LLSHS ne forment pas seulement des travailleu·r·se·s, elles forment des esprits capables de comprendre et de transformer le monde.
Il s’avère donc crucial de défendre ces disciplines, non comme un luxe, mais comme un fondement de toute société démocratique et éclairée. Investir dans les sciences humaines et sociales, dans l’enseignement et la recherche en langues et cultures étrangères, c’est investir dans une pensée critique et une intelligence collective ; c’est préserver la diversité linguistique et culturelle du monde, signe de son insondable beauté.
(Mars 2025)