Hommage à Claude Allaigre (1934-2024)
Claude Allaigre possédait au plus haut degré cette qualité que les Espagnols appellent avec bonheur la gracia, qui lui faisait comme un halo et fonctionnait comme un aimant : ceux qui le connaissaient s’arrangeaient toujours pour être tout près de lui afin d’entendre les gracias que lui inspirait sa constante sensibilité aux rencontres inattendues des sons et des idées. Car il avait l’élégance - qualité inhérente à la gracia - de ne jamais claironner les jeux de mots qui lui venaient comme spontanément à l’esprit mais de les dire à voix basse, pour les chanceux qui se trouvaient près de lui et dont les réparties, les rires ou … les protestations lui étaient le meilleur incentivo et la plus gratifiante récompense. L’élégance il l’avait chevillée au corps et à l’âme et pas seulement dans les moments festifs. En famille comme avec ses amis, c’était toujours un mélange d’affection attentive et de complicité, discrète et fidèle, qui caractérisait son attitude : jamais la moindre marque d’irritation ou d’impatience, rien qui pouvait peser sur son entourage, le même sens aigu de l’observation associé au même détachement compréhensif, en toutes choses et en toutes circonstances.
Il avait aussi, très profondément, le sens de l’amitié. C’est avec émotion que je relis aujourd’hui, après bien des années, le texte que René Cotrait, son collègue et ami de l’Université des Langues et Lettres de Grenoble, avait rédigé en manière d’Avant-propos à ce qui devait être sa thèse de Doctorat d’État si sa mort brutale, en 1974, ne l’avait empêché de la soutenir. Il y exprime sa reconnaissance à ses collègues et amis, parmi lesquels « Claude Allaigre, toujours ouvert, toujours disponible » et il ajoute, parlant d’eux tous : « Eux aussi ont suivi nos recherches, au jour le jour souvent, lisant nos brouillons, pesant nos arguments et discutant nos idées, suggérant, contestant avec la franchise et l’exigence de la véritable amitié ». René Cotrait ne pouvait pas prévoir que deux ans après sa propre mort, paraîtrait sous son seul nom, Histoire et poésie. Le Comte Fernán González. Genèse de la légende (Grenoble, 1977) : un magnifique témoignage d’amitié et de solidarité scientifique et universitaire volontairement resté anonyme, mais auquel il n’est pas interdit d’associer le nom de Claude Allaigre.
Né à Bordeaux, en 1934, dans une famille marquée par la guerre, il y fait toutes ses études. Sur les bancs de l'université, il se lie d’amitié avec Yves Aguila ; ensemble, ils préparent les concours et finissent dans le trio de tête, entièrement bordelais, de l’agrégation de 1967. Il enseigne comme Professeur certifié puis agrégé au Lycée Émile Loubet à Valence, dans la Drôme, de 1966 à 1968, date à laquelle il est nommé Assistant à la Faculté des Lettres de Grenoble - où les études d’espagnol, sous l’impulsion de Henry Bonneville attirent de plus en plus d’étudiants. Maître-Assistant stagiaire en 1972, il est titularisé l’année suivante. Il soutient en 1979, à l’université de Paris IV Sorbonne, une thèse de Doctorat d’État préparée sous la direction de Bernard Pottier : Recherches de sémantique sur le « roman picaresque » du Siècle d’Or : « Lozana » et « Lazarillo ». Cette thèse définit son regard de chercheur sur la littérature : celui d’un linguiste, très attentif aux pouvoirs du signifiant et celui d’un praticien de l’analyse textuelle, soucieux de la lettre des textes et des contraintes de l’Histoire. Elle détermine aussi une famille d’œuvres à analyser : les textes « ridiculosos », entendus comme « provocantes a risa ». En 1981, il accède au grade de Professeur des universités. À l’Université de Grenoble III, son activité se déploie dans les trois domaines traditionnels : l’enseignement, la recherche et l’administration. Pour ne citer que quelques-unes de ses activités : membre de divers conseils, membre des jurys de concours, directeur de la section d’Études Ibériques, responsable de la recherche et du DEA, fondateur du Centre de Recherches sur les Lettres du Siècle d’Or et de la revue TIGRE (1984), il assure des enseignements de traduction, de linguistique, de civilisation et de littérature médiévales et du Siècle d’Or. Durant cette première partie de sa carrière universitaire, il publie cinq traductions (en collaboration) de poètes portugais ou espagnols contemporains et une quinzaine d’études (ouvrages ou articles), de littérature espagnole du Moyen-Âge et du Siècle d’Or.
En 1985, il est muté à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, sur un poste de Professeur des universités. Sans répéter les activités qui, d’une université l’autre, peuvent se répéter, je soulignerai les efforts déployés par Claude Allaigre pour y restructurer la recherche en langues romanes après une période marquée par la disparition de son ami José Extramiana. Ces efforts sont couronnés, comme le rappelle Christian Manso dans Délits, Violences et Conflits dans la littérature espagnole (le recueil qui sera constitué en son hommage lors de son départ à la retraite en 2004), par la création, en 1991, du Centre de Documentation et de Recherche en Langues Romanes puis en 1995, de l’EA 1925 (Laboratoire de Recherche en Langues et littératures Romanes, Etudes basques, Espace Caraïbe). Pour sa contribution au rayonnement de la culture et des lettres hispaniques, Claude Allaigre est décoré de la Croix d’officier du Mérite Civil espagnol (Oficial del mérito civil).
Enfin, je dirai de cette période paloise qu’elle est marquée par l’épanouissement de ses activités d’éditeur et de traducteur. Un premier aboutissement, en 1985, scelle son travail d’éditeur de textes avec la publication chez Cátedra de sa Lozana Andaluza. Comme il l’écrit lui-même, l’introduction à l’édition de la Lozana doit une partie de sa substance à l’ouvrage qu’il publie à Grenoble, en 1980, Sémantique et littérature : le « Retrato de la Lozana Andaluza » de Francisco Delicado. Mais si cette édition de La Lozana est l’héritière d’une lignée d’éditeurs français ou étrangers (de 1942 à 1975), elle devient à son tour la référence d’une nouvelle édition du livre, celle de Folke Gernert et Jacques Joset, publiée par la Real Academia española en 2013. Il est réconfortant de voir le travail de son auteur (pas seulement l’édition de 1985, mais les articles ou livres qu’il a dédiés à l’œuvre) entrer dans la chaîne de la « matière de Lozana » pour la questionner et l’enrichir avant de se transformer lui aussi en matériau de réflexion et d’étude.
Son activité de traducteur, qui a occupé Claude Allaigre de nombreuses années, s’est illustrée avec la publication en 2001, dans les deux Cervantès des Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, dirigés par Jean Canavaggio, de La Galatée dans le volume I et de deux Nouvelles exemplaires, dans le volume II. Sa traduction de La Galatea est une nouveauté absolue en France : en d’autres mots Claude Allaigre est le premier traducteur de la pastorale cervantine. Sa version de cette « singulière symphonie pastorale » ne doit qu’à lui-même, à sa science, à sa culture et à son talent, ses réussites et son élégance. Florian avait bien publié, en 1783, une « imitation » en français du roman espagnol pour le faire connaître car il l’appréciait, mais il prend tant de libertés par rapport à l’original que la publication de La Galatée de Claude Allaigre constitue un véritable événement dans l’histoire de la réception du roman en France.
Il contribue ensuite, dans une nouvelle équipe de traducteurs réunie par Jean Canavaggio, pour Gallimard et la Bibliothèque de la Pléiade, à l’édition des mystiques espagnols, avec la traduction du Château intérieur ou Les Demeures de l’âme de Thérèse d’Avila, en 2012. Et je n’aurai garde d’oublier la vigoureuse traduction du Viaje de Turquía, Voyage en Turquie, co-signée avec Jean-Marc Pelorson, qu’en 2013 publient les éditions Bouchêne.
Pour visibles et importantes que soient les activités d’édition et de traduction de Claude Allaigre, elles n’ont jamais évincé ses recherches linguistiques proprement dites, mais elles les ont nourries autant qu’elles ont été modelées et travaillées par leur précision et leur rigueur. Telles les « Nouvelles considérations sur le comparatif d’inégalité en espagnol » (Bulletin Hispanique, Tome 101, n°2, Juillet-Décembre 1999, 579-598) ou, en 2010, « La Lozana andaluza. Notes textuelles » (Bulletin Hispanique, Tome 112, n°1, Janvier-Juin 2010, 41-60 : du ‘Nœud de Salomon’ à ‘Sub nube’, en passant par ‘Nefixa ou Nafissa’, ‘Mamotreto’ (qui apporte un élément nouveau à la remarquable étude proposée par l’introduction à l’édition de 1985, 26-45), ‘Zapatilla zeyena’, ‘¡Oliva de España!’ ou ‘¿Y vuestra merced se desnuda?’, ces notes et celles que je ne cite pas, dénudent littéralement les procédures d’attribution d’un sens à des formules d’autant plus énigmatiques qu’elles sont incompréhensibles ou que, parfois, elles semblent trompeusement transparentes. Pour clore ce parcours rapide et parcellaire au fil des travaux de Claude Allaigre, je dirai très simplement que je suis heureuse de voir mon nom figurer à côté du sien et de celui de Jean-Marc Pelorson sur la couverture du Don Quichotte de Cervantès, publié par Gallimard en 2005, dans la collection Foliothèque.
En relisant les pages et les mots de Claude Allaigre j’ai ressenti à quel point les qualités de sa personnalité étaient perceptibles dans ses écrits, notamment dans leur simplicité savante, une égale lucidité face aux échecs et aux réussites et ce léger et constant détachement qui fait leur élégance. Il avait aussi une écriture (letra) simple, régulière, agréable et accueillante, ni petite ni grande : à son exacte place.
À Josette, sa femme, sans qui il ne serait pas devenu ce qu’il a été et à ses trois enfants, principalement Annick, j’adresse avec ces lignes l’expression de mon indéfectible amitié.
Nadine (Ly) Aguila.