Robert JAMMES (1927-2020)
Robert Jammes naît le 27 avril 1927 dans une famille de modestes agriculteurs de la petite ville ariégeoise de Pamiers, où il passe son enfance et son adolescence. Sa famille maternelle, depuis trois générations, y pratique le maraîchage et ses parents, conscients des capacités intellectuelles exceptionnelles de leur enfant mais tout autant persuadés que dans la vie il faut avoir plusieurs cordes à son arc, l’initient à toutes les tâches agricoles. Un enseignement qu’il n’oubliera jamais et une pratique que jamais il n’abandonnera : pour transmettre cet héritage, il rédigera, à la retraite, nombre de rubriques “agricoles” publiées dans le Bulletin Municipal de Vieille-Toulouse, rubriques qu’il signera du nom de Robert le jardinier, en écho à celui de Michel le jardinier alors célèbre sur nos antennes nationales.
Reste que l’écolier et le lycéen d’exception qu’est Robert sait fort tôt qu‘il ne perpétuera pas la tradition familiale. Sa mère, femme intelligente et dont il parle toujours avec une grande émotion, l’a bien compris et l’encourage à poursuivre des études. Il entre en hypocagne au lycée Henri IV. Mais, bientôt, la maladie le rattrape et c’est depuis Pamiers, où il est rentré se réfugier, qu’il prépare, pratiquement seul, le concours à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm où il intègre en 1947 et dont il sort agrégé d’Espagnol en 1951.
Nommé professeur au lycée de Carcassonne, il va rester peu de temps dans l’enseignement secondaire. Très vite il est sollicité pour donner quelques heures de cours à l’université de Montpellier et, dès 1953, y est recruté en tant qu’Assistant. En 1957, il est nommé Chargé d’enseignement à la Faculté des lettres de Grenoble, où il devient responsable du département nouvellement créé. Détaché au CNRS en 1962 (il en recevra la médaille de bronze en 1969), il se consacre pendant trois ans à la rédaction de sa thèse puis rejoint, en 1965, l’université de Toulouse-Le-Mirail où il exerce d’abord comme Maître-Assistant, puis comme Maître de conférences et, enfin, sa thèse soutenue à Bordeaux, comme Professeur. Tout au long de ces années, sa forte personnalité et sa fidélité à ses convictions (politiques notamment, puisqu’il est, depuis 1955, et restera toujours membre du Parti Communiste Français) l’amènent à se heurter, surtout dans la période agitée qui s’ouvre avec les mouvements des années 1968, à certains de ses collègues.
Entre-temps, en 1967, Robert Jammes a publié sa thèse sous le titre d’Études sur l’œuvre poétique de Don Luis de Góngora y Argote. C’est un ouvrage révolutionnaire, puisqu’il prend le contre-pied des études gongorines parues jusqu’alors, de cette critique partielle et formaliste à laquelle s’oppose sa vision d’ensemble de toute l’œuvre du poète ainsi qu’une analyse de son contenu et de sa signification. Et c’est un ouvrage qui s’imposera, dès sa parution, comme la Bible de tous les spécialistes de Góngora et de la poésie au Siècle d’or, ou, pour le dire avec les mots d’Antonio Carreira, comme « el Nuevo Testamento del gongorismo, con relación al Viejo, más formalista, representado por Dámaso Alonso ».
À vrai dire, ce n’était pas, en la matière, la première publication de Robert Jammes qui, entre 1956 et 2017, aura consacré une cinquantaine d’études au grand poète de Cordoue. Rappelons quelques titres essentiels :
– l’édition critique et annotée des Letrillas (1957) ;
– l’édition des Firmezas de Isabela (1984) ;
– l’édition des Soledades (1994) ;
– une anthologie bilingue de la poésie de Góngora : Comprendre Góngora (2009) ;
– l’édition et la traduction, avec version en prose, des Solitudes (2017).
Cet ensemble laisse apparaître plusieurs constantes de la production scientifique de leur auteur : une érudition hors pair appuyée sur une maîtrise parfaite des langues anciennes (latin et grec) ; une volonté de sortir du monde étroit des spécialistes pour rendre Góngora accessible à un public plus large, qu’il soit espagnol ou français ; un désir d’atteindre aussi le public étudiant qui, avec celui des jeunes chercheurs, sera l’objet d’une attention permanente de ce grand professeur.
C’est ainsi qu’il élaborera, avec la collaboration d’Odette Gorsse et du LESO, un manuel de version, plusieurs fois réédité (Vingt-six versions espagnoles [licence, concours], 1984) ; c’est ainsi, encore, qu’il réunit, avec Pierre Alzieu, Francis Cerdan, Yvan Lissorgues et Frédéric Serralta, un premier noyau de jeunes chercheurs travaillant sur le Siècle d’or, qui deviendra avec le temps une équipe associée au CNRS et l’un des premiers centres internationaux de la recherche sur la littérature de cette période ; c’est ainsi, enfin, qu’il sera à l’origine, avec Aurora Egido, de la création de l’AISO (Association internationale « Siècle d’or ») dont les trois premiers annuaires, jamais égalés, constitueront une base fondamentale pour l’organisation de la recherche auriséculaire dans le monde.
Cette préoccupation pour l’établissement d’instruments mis à la disposition de l’ensemble des chercheurs concernés se retrouvera, sous d’autres formes, dans la rédaction du Glosario de voces anotadas des cent premiers volumes des Clásicos Castalia (1993) ; elle trouvera surtout à s’exprimer dans la création, avec Odette Gorsse, de la revue Criticón qui, après avoir été l’une des très rares publications périodiques exclusivement consacrées au Siècle d’or, reste aujourd’hui une des principales revues de référence pour nombre de jurys chargés d’évaluer la recherche en cours.
Il va sans dire, finalement, que les intérêts scientifiques de Robert Jammes ne sont pas limités aux domaines que l’on vient de citer. Par-delà le champ gongorin, il a, avec Pierre Alzieu et Yvan Lissorgues, publié une anthologie pionnière de poèmes érotiques des XVIe et XVIIe siècles (Floresta de poesías eróticas, 1977) ; il a également réélaboré, en en modernisant et restructurant la présentation pour le lecteur d’aujourd’hui, le Vocabulario de refranes y frases proverbiales de Correas (2000) dont il avait retrouvé le principal manuscrit, l’offrant alors généreusement à Louis Combet pour qu’il puisse en faire une édition critique en guise de thèse.
« Généreusement » vient-on de dire. C’est là sans doute le trait principal de l’homme que fut Robert Jammes. Indifférent, pour ne pas dire réticent, aux honneurs (il avait refusé d’être le premier président de l’AISO qu’il venait de faire naître), redoutable satiriste des modes et dérives intellectuelles coupées de toute information scientifique sérieuse (Rétrogongorisme, 1978), Robert Jammes n’a jamais hésité à donner à ses collègues proches comme à ses collègues lointains, à partager avec eux son immense savoir. Aujourd’hui il nous a quittés, mais demeurera son rayonnement à travers la reconnaissance qu’éprouvent pour lui tant et tant de chercheurs qui, comme nous, ont pu croître sous son ombre tutélaire.