Journée d’étude « Passé, présent, futur : ouvrir les possibles (Mondes romans) »
Université de Lille – CECILLE – Aire « Mondes romans »
03/04/2026
Dans le cadre d’une réflexion sur les manières de concevoir le futur, nous souhaitons développer l’analyse de l’articulation entre passé, présent et futur dans l’optique d’une (ré)ouverture des possibles dans le présent et dans le futur.
Depuis la fin du XXe siècle, les sciences sociales interrogent en particulier les concepts d’accélération de l’histoire et de modernité. Reprenant les catégories métahistoriques, forgées par Koselleck, de champ d’expérience et d’horizon d’attente, l’historien François Hartog a élaboré le concept de régime d’historicité. Il utilise cet outil heuristique pour analyser et comparer, sur l’échelle du temps long de l’histoire, les différents types d’expérience du temps et de rapport à l’histoire caractérisant les sociétés humaines. Après avoir mis en évidence un régime ancien d’historicité fondé sur le primat du passé, suivi par l’émergence avec les Lumières et la Révolution française d’un régime moderne d’historicité fondé sur le primat du futur et la valorisation du progrès, il analyse la fin du XXe siècle comme un moment de bascule vers un nouveau régime d’historicité, le présentisme. Selon Hartog, les traumatismes du XXe siècle ont provoqué une crise de la notion de progrès de l’histoire, et l’on assiste à une dissociation complète entre l’horizon d’attente et le champ d’expérience. Ces deux catégories se trouveraient donc « comme désarticulées l’une par rapport à l’autre » (Hartog, 2003, p. 218). Le régime d’historicité actuel de nos sociétés mondialisées serait alors caractérisé par une domination du présent dans notre rapport au temps, sans accès à un passé révolu et à un avenir fermé. Suivant cette analyse de l’expérience du temps, limitée à un présent tout puissant, il ne serait plus possible de concevoir le futur. La crise de la modernité et le rapport actuel au temps déboucheraient alors sur une impossibilité de l’action.
D’autres réflexions sur la modernité et sur les formes d’expérience du temps ouvrent des cadres conceptuels à l’analyse que nous souhaitons développer. Le philosophe Christophe Bouton (L’Accélération de l’histoire, 2022) propose ainsi de prolonger et d’enrichir la proposition de François Hartog. Il met en évidence, pour la période actuelle, l’existence simultanée de plusieurs régimes d’historicité : le présentisme, mais aussi le « souci du passé », l’« esprit de l’utopie » et l’Anthropocène. La modernité serait ainsi caractérisée par une « polychronie », grâce à laquelle peuvent naître de nouveaux usages du savoir historique (source de réflexions critiques à visées théoriques et pratiques), un renouvellement de la tradition utopique (porteuse d’attentes sociales), et de nouvelles interrogations sur les rapports entre l’homme et la nature (porteuses de préoccupations écologiques).
Cette pluralité actuelle de l’expérience du temps et du rapport à l’histoire se traduit tant dans le domaine des recherches historiques que de la littérature. Le projet de la journée d’étude est de repérer et d’analyser, dans le contexte de la crise de la modernité, l’émergence de nouvelles expérimentations du rapport au temps visant, à travers de nouvelles articulations entre passé, présent et futur, la (ré)ouverture des possibles dans le présent et dans le futur. Cette exploration prendra en compte l’attention au réel, à sa compréhension et à sa mise en récit et, dans le même temps, le nécessaire recours à l’imagination. Elle portera sur les champs historique, littéraire et artistique dans les aires romanes (Espagne, France, Italie, Portugal, Amérique latine).
La crise du régime moderne d’historicité amène les historiens à s’interroger sur l’écriture et sur les fonctions de l’histoire. La problématique de l’articulation passé / présent / futur et de la (ré)ouverture des possibles est portée par l’histoire contrefactuelle, très présente dans le monde anglo-saxon depuis les années 1990, et qui s’est aussi développée depuis le début du XXIe siècle en Amérique latine, en Espagne, en France et en Italie. L’approche contrefactuelle consiste à déterminer des points de basculement dans l’histoire et à imaginer ce qui aurait pu se passer si tel ou tel fait historique ne s’était pas produit. Il s’agit d’une méthode comparative, qui favorise le décentrement, la mise à distance et la hiérarchisation des causes. Le recours à l’imagination permet d’appréhender les possibles du passé et d’ouvrir les possibilités du présent. Ainsi, « le chercheur défatalise l’histoire » (Deluermoz et Singaravélou, 2019, p. 472). La démarche contrefactuelle en histoire suscite cependant des interrogations sur la relation entre réel et fiction, et il sera nécessaire d’étudier les liens et les divergences entre l’histoire contrefactuelle et des approches plus littéraires telles que l’uchronie. En effet, cette dernière, qui consiste à imaginer artistiquement des versions alternatives d’époques et d’événements historiques passés (on pense notamment aux nombreuses oeuvres partant du postulat d’une victoire de l’armée nazie lors de la Seconde Guerre mondiale), sera également intéressante à explorer, dans la mesure où elle constitue le pendant littéraire de l’histoire contrefactuelle.
Certains courants philosophiques contemporains mettent également en jeu des réflexions sur l’avenir de l’humanité comme étant étroitement lié à son histoire évolutive et à la continuation de cette dernière sous des formes qui peuvent fortement diverger. On pense notamment au transhumanisme, pour lequel l’évolution humaine est loin d’être aboutie et doit se poursuivre, avec pour horizon le désir de libérer notre espèce des contraintes biologiques telles que la maladie ou la mort, tout en « augmentant » ses capacités au moyen de la science et de la technique. À cette vision téléologique et que l’on pourrait qualifier d’hyper-humaniste, au sens où elle prolonge et exacerbe l’idée d’une exceptionnalité humaine et d’une supériorité sur l’ensemble du vivant, s’opposent les théories du courant appelé « posthumanisme philosophique », peu connu en France mais très répandu, par exemple, dans le monde anglophone ou en Italie. Les philosophes se réunissant sous cette bannière mouvante et difficile à définir aspirent plutôt à un dépassement de l’anthropocentrisme et à replacer l’espèce humaine au sein de l’évolution (et non à son sommet), à une redéfinition de l’identité humaine à l’aune des notions de relation et d’hybridité, et à construire un futur fondé sur une éthique beaucoup plus inclusive à l’égard des différentes catégories humaines mais également des êtres non-humains (« zoo-égalitarisme » appelé de ses voeux notamment par Rosi Braidotti). Les propositions de communication pourront ainsi réfléchir aux relations de continuité ou de rupture du futur de l’humanité par rapport aux théories de l’évolution, que ce soit dans les philosophies ou dans les imaginaires littéraires, cinématographiques et artistiques développés dans les aires culturelles de langue romane. Elles devront toujours problématiser clairement les articulations entre le futur, le passé et/ou le présent, et explorer les façons dont ces pensées et ces imaginaires mettent en oeuvre une (ré)ouverture des possibles pour l’avenir de l’humanité ou de la planète.
De même, les connexions entre science-fiction et utopie, qui ont été analysées en profondeur par Fredric Jameson et Tom Moylan, sont un autre sujet qui mériterait d’être étudié à l’aune des questions de temporalité : quel est le rapport au futur des utopies science-fictionnelles ? Selon quelles modalités partent-elles (ou non) de caractéristiques du présent ou du passé, notamment dans le cas des utopies régressives, pour rouvrir des possibilités d’avenir désirables et ainsi résister à la confiscation du futur par les tenants du TINA (There is no alternative), selon lesquels le capitalisme mondialisé actuel serait l’aboutissement ultime et indépassable de l’histoire ? La réflexion peut s’élargir aux genres et catégories proches mais distincts de l’utopie qui ont émergé ces dernières années, tels que l’écotopie, l’eutopie, la protopie ou le solarpunk, mais devra rester centrée sur les jeux de temporalités à l’oeuvre dans les productions littéraires ou artistiques concernées.à l’aune des questions de temporalité : quel est le rapport au futur des utopies science-fictionnelles ? Selon quelles modalités partent-elles (ou non) de caractéristiques du présent ou du passé, notamment dans le cas des utopies régressives, pour rouvrir des possibilités d’avenir désirables et ainsi résister à la confiscation du futur par les tenants du TINA (There is no alternative), selon lesquels le capitalisme mondialisé actuel serait l’aboutissement ultime et indépassable de l’histoire ? La réflexion peut s’élargir aux genres et catégories proches mais distincts de l’utopie qui ont émergé ces dernières années, tels que l’écotopie, l’eutopie, la protopie ou le solarpunk, mais devra rester centrée sur les jeux de temporalités à l’oeuvre dans les productions littéraires ou artistiques concernées.
Il sera d’ailleurs particulièrement intéressant de se pencher sur la tendance rétrofuturiste, qui s’est notamment développée dans les milieux artistiques à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Forgé par Lloyd Dunn en 1983, le terme « rétrofuturisme » suggère, à travers son étymologie composite, une conception et des représentations d’une temporalité hybride, convoquant à la fois des éléments des époques passées et d’un futur imaginé pour créer des univers à la croisée des temps, dans une posture contrefactuelle. L’on pourra ainsi examiner les implications esthétiques, po-éthiques voire politiques induites par une telle mixité temporelle, qui insère dans un monde passé alternatif des motifs davantage liés au futur, dans les oeuvres rétrofuturistes et leurs dérivés (steampunk, dieselpunk, etc.).
Enfin, nous pencher également sur la (re)mythification du temps futur pourra s’avérer fort suggestif. En effet, si dans l’une de ses acceptions traditionnelles, le mythe désigne l’« évocation légendaire relatant des faits ou mentionnant des personnages ayant une réalité historique, mais transformés par la légende » (définition B.1 du CNRTL), l’on pourra s’interroger sur la possibilité de subversion de cette définition en tant que « récit des origines » pour explorer la possibilité d’apparition de « mythologies du futur », selon l’expression de Christian Gatard. Ainsi, on pourra se demander à quel point les discours en tous genres – mais aussi les sphères artistiques – contemporains se saisissent des mythes anciens pour les renouveler, remodeler ou réadapter dans les rhétoriques et créations actuelles s’interrogeant sur la temporalité inconnue qu’est le futur. Par ailleurs, quels mythes fondateurs inédits émergent-ils afin de bâtir des conceptions du futur diverses et variées ? De quelles manières la réinterprétation ou la génération de mythes se chargent-elles d’un sémantisme hypothétique, voire prophétique, orienté vers l’appréhension du futur ?
Ces multiples questionnements pourront orienter les propositions susceptibles de s’insérer dans les axes d’étude suivants, sans s’y restreindre :
- Approches contrefactuelles de l’histoire
- Utopie, uchronie et rétrofuturisme
- Évolution, posthumanisme et transhumanisme
- Mythes et futur
Organisatrices : Amélie AUBERT-NOËL (Université de Lille), Lucie DE LOS SANTOS (Université de Lille), Marie GOURGUES (Université d’Artois / Université de Lille)
Les propositions de communication, de 1000 caractères maximum (espaces comprises), accompagnées d’une brève notice biobibliographique, devront être envoyées au plus tard le 10 janvier 2026 aux trois adresses suivantes : ; ;
Elles peuvent être rédigées dans toutes les langues de l’aire romane (français, espagnol, catalan, italien, portugais).
Les résultats de l’appel à communication seront rendus le 19 janvier 2026.
Les frais de transport et d’hébergement restent à la charge des participant·es.
Bibliographie indicative
Jérôme BASCHET, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, 2018.
Patrick BOUCHERON et François HARTOG, L’histoire à venir, Paris, Anacharsis, 2018.
Christophe BOUTON, L’accélération de l’histoire. Des Lumières à l’Anthropocène, Paris, Seuil, 2022.
Rosi BRAIDOTTI, The Posthuman, Cambridge, Polity, 2013.
Quentin DELUERMOZ et Pierre SINGARAVÉLOU, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2019 [2016].
Francesca FERRANDO, “Postumanesimo, transumanesimo, antiumanesimo, metaumanesimo e nuovo materialismo. Relazioni e differenze”, Lo Sguardo – Rivista di filosofia, n° 2/24, 2017, p. 51-61 : https://www.losguardo.net/wp-content/uploads/2017/09/2017-24-Ferrando.pdf.
María Elena FIGUEROA DÍAZ, «¿Se puede tener un futuro? Imaginarios del porvenir en contextos de precariedad y violencia», Imagonautas: Revista interdisciplinaria sobre imaginarios sociales, 2019, p. 23-41.
Christian GATARD, Mythologies du futur, Paris, L’Archipel, 2014.
François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
François HARTOG, Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps, Paris, Gallimard, 2020.
Fredric JAMESON, Archaeologies of the Future: The Desire Called Utopia and Other Science Fictions, Verso, 2005.
Reinhart KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. J. et M.-C. Hoock, Paris, EHESS, 1990 [1979].
Irène LANGLET, Le temps rapaillé. Science-fiction et présentisme, Limoges, PULIM, 2020.
Cécile LECONTE, Cédric PASSARD, « Avant-propos : Retour vers le futur ? La dystopie aujourd’hui », Quaderni, vol. 1, n°102, 2021, p. 13-24.
Chris LORENZ et Berber BERVENAGE (ed.), Breaking up Time. Negotiating the Borders between Present, Past and Future, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2013.
Mara Magda MAFTEI, Fictions posthumanistes. Représentations littéraires et critiques du transhumanisme, Paris, Hermann, 2022.
Roberto MARCHESINI, Il tramonto dell’uomo. La prospettiva post-umanista, Bari, Edizioni Dedalo, 2009.
Antonio PANTOJA CHAVES, « Recordando el futuro. La construcción de imaginarios sobre el futuro en la ficción cinematográfica », Comunicación, n° 10, 2012, p. 787-799.
Pablo PRIETO HAMES, « La poética del tiempo: una aproximación al imaginario steampunk », Ucoarte: Revista de teoría e historia del arte, vol. 5, 2016, p. 95-115.
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