Les traducteur·ices et interprètes face aux récits d’abus sexuel - LA MAIN DE THOT n°15 - 2027 Télécharger au format iCal
 

Appel à contributions - La Main de Thôt n°15

Les traducteur·ices et interprètes face aux récits d’abus sexuel

 

2017 est l’année qui a marqué la libération de la parole des victimes d’abus sexuels, qu’il s’agisse de #MeToo en anglais ou de sa version française #balancetonporc. Les victimes sont donc encouragées à s’exprimer, mais elles ont parfois besoin que l’on porte leur voix, notamment dans une autre langue. Cependant, loin du mythe de l’invisibilité du traducteur (Venuti 1995), les traducteur·ices ne sont pas de simples vases communicants.   

Comment font les traducteur·ices face aux dilemmes qui peuvent les assaillir quand iels traduisent les témoignages d’abus sexuels ? Cela dépend-il du type de témoignages (récits de fiction, autofiction, interprétation en temps réel…) ? Dans des cas problématiques comme les récits écrits du point de vue du pédophile ou du prédateur (par exemple, Rose Bonbon de Nicolas Jones-Gorlin ou les livres autobiographiques de Gabriel Matzneff), ou encore la Dark Romance, genre qui a explosé grâce aux booktoks et qui idéalise parfois les rapports de domination et le harcèlement, peut-on envisager d’avoir une posture militante, en procédant ponctuellement par exemple à un détournement ou « hijacking », comme l’a formalisé la traductologue féministe Luis von Flotow (1991) ?

Entre le moment de l’abus et celui du récit, le temps peut avoir fait son œuvre chez les victimes (que l’on appelle généralement « survivors » en anglais, révélant un autre point de vue sur l’expérience traumatique[1]), mais la société aussi a pu évoluer, conduisant à voir certains textes passés avec un œil nouveau. Si l’on prend l’exemple de Lolita (Nabokov 1955), on rappellera que Maurice Couturier, qui a retraduit le roman en 2001, écrivait alors : « le lecteur d’aujourd’hui est infiniment plus embarrassé que le lecteur des années cinquante » (Couturier 2001, 9) ; il expliquait même que sa nouvelle version du texte « risqu[ait] de constituer pour certains comme un nouveau texte, un nouveau roman ». En 2024, on pourra se demander si ce texte, comme tant d’autres, aurait besoin d’être retraduit, mais on sera également vigilant à ne pas se laisser aller à toute lecture paranoïaque (Sedgwick 2002), par exemple à voir comme problématique une traduction produite par un homme plutôt que par une femme.

Une autre difficulté se pose aux traducteur·ices : au-delà du choix éthique de traduire ou non certains textes, qu’en est-il de l’impact émotionnel que ces récits occasionnent et plus généralement du traumatisme vicariant dont souffrent les personnes travaillant auprès de victimes d’abus ? (Darroch & Dempsey 2016, Splevins et al. 2016) Dans le documentaire Surviving Translation (2023), Charlotte Bosseaux soulignait que, pour l’une des sous-titreuses interviewées, « the words she was translating began to unlock painful memories from her own past ». Son projet « The Ethical Demands of Translating Gender-Based Violence » prend en compte cette double dimension : 

It is thus imperative to make sure that a survivor’s vulnerability is not propagated in translation, and also that language professionals are provided with the emotional support that they need.

D’autres dilemmes éthiques se posent aux traducteur·ices. Ainsi, dans son article « Translating Trauma, Witnessing Survival », Laurie Ball Cooper souligne aussi bien les cauchemars qu’ont pu occasionner chez elle les récits de torture qu’elle a traduits que son sentiment de gêne : « the sense that I was continually trespassing in a space made sacred by the enormous depth of suffering and the awe-inspiring reach of survival. » (Cooper 2019 : 49) C’est ici la notion de « positionnalité » (Luchner et Kherbiche 2016) qu’il faut convoquer : les traducteur·ices ont besoin d’avoir conscience de leur propres préjugés ou biais avant d’aborder la traduction des abus sexuels, voire des violences sexuelles ou sexistes (VSS). À l’inverse, on pourra se demander si la traduction par l’IA permet d’éviter certains de ces écueils ou au contraire risque d’exacerber les biais sexistes présents dans la société.

On pourra éventuellement ouvrir le sens du mot « traduire » pour évoquer le passage de la langue intérieure de l’abus sur le corps vécu dans l’intériorité de la psyché, vers la langue d’extériorisation du trauma pour verbaliser la violence subie. En ce sens, une approche par les « trauma studies » serait la bienvenue. On pourra également soulever la dimension psychologique (Basile 2005) et psycholinguistique de la traduction : les personnes bilingues ont-elles plus de facilité à faire le récit de l’abus qu’elles ont subi dans une langue plutôt que dans une autre ?

Ce numéro invite à s’interroger sur la traduction orale (interprétation) comme écrite des abus sexuels dans divers contextes, dans la fiction comme dans la réalité, par exemple lors de conflits historiques (le viol comme arme de guerre) ou dans un cadre institutionnel (notamment les institutions face aux VSS ou les témoignages à la barre pour des faits de violences sexuelles et sexistes dans le cadre familial ou professionnel). Les langues d’écriture sont l’anglais, le français, l’italien et le catalan, mais l’éventail de langues étudiées pourra être plus large (les contributions portant sur les langues rares et la LSF sont encouragées).

Les propositions pourront suivre les pistes suivantes de cette liste (non-exhaustive) :

  • Étude de cas sur un récit d’abus sexuel en fiction (littérature, audiovisuel) ou non-fiction (témoignage publié, interprétation dans une cour de justice), avec sa version originale et sa traduction ;
  • Approche théorique sur la positionnalité et le traumatisme vicariant chez les interprètes et les traducteur·ices ;
  • Étude du contexte éditorial pour les publications de traductions de récits d’abus (prise en compte ou effacement de l’abus et/ou de la référence à la traduction dans le paratexte) ;
  • Analyse des contextes médicaux et juridiques nécessitant un·e interprète, notamment en LSF ;
  • Recours aux études en psychanalyse ou trauma studies pour l’analyse de récits d’abus sexuel.

 

            La revue La Main de Thôt peut accueillir plusieurs types de contributions grâce à la variété de ses catégories :

  • Des articles universitaires thématiques (langues : français, anglais, italien, catalan) ;
  • Des témoignages de traducteur·ices et interprètes ;
  • Des recensions d’ouvrages en lien avec le thème ;
  • Des portraits de traducteur·ices ayant traduit des récits d’abus sexuel ;
  • Des textes d’étudiant.es portant sur des projets menés en cours de formation à la traduction et à l’interprétation.

Les propositions d’articles sont à envoyer pour le 08 juin 2026 au plus tard à cette adresse :  

 

 

Bibliographie sélective

Basile, Elena. « Responding to the Enigmatic Address of the Other: A Psychoanalytical Approach to the Translator’s Labour. » New Voices in Translation Studies 1 (2005): 12-30.

Bosseaux, Charlotte et Ling Lee. Surviving Translation. Edimbourg: University of Edinburgh, 2023.

Cooper, Laurie Ball. « Translating Trauma, Witnessing Survival. » Witnessing Torture: Perspectives of Torture Survivors and Human Rights Workers. Dir. Alexandra S. Moore et Elizabeth Swanson. New York : Palgrave Macmillan, 2018. 47-55.

Couturier, Maurice. « Introduction ». Lolita, Vladimir Nabokov, trad. Maurice Couturier. Paris : Gallimard, 2001.

Darroch, Emma et Raymond Dempsey. « Interpreters’ experiences of transferential dynamics, vicarious traumatisation, and their need for support and supervision: A systematic literature review ». The European Journal of Counselling Psychology 4.2 (2016): 166-190. https://doi.org/10.5964/ejcop.v4i2.76

Lehrer, Natasha. « A Note from the Translator. » Consent, Vanessa Springora, trad. Natasha Lehrer. Londres : HarperCollins, 2021.

Luchner, Carmen Delgado et Leïla Kherbiche. « Without fear or favour? The positionality of ICRC and UNHCR interpreters in the humanitarian field ». Target 30.1 (2016): 409-429.

Sedgwick, Eve Kosofsky. « Paranoid Reading and Reparative Reading, or, You’re So Paranoid, You Probably Think This Essay Is About You. » Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Eve Kosofsky Sedgwick. Durham : Duke University Press, 2002.

Splevins, Katie A., Keren Cohen et Jake Bowley. « Vicarious posttraumatic growth among interpreters ». Qualitative Health Research 20.12 (2010): 1705-1716. https://doi.org/10.1177/1049732310377457

Venuti, Lawrence. The Translator’s Invisibility: A History of Translation. Londres et New York : Routledge, 1995.

von Flotow, Luise. « Feminist Translation: Contexts, Practices and Theories. » TTR : Traduction, Terminologie, Rédaction 4.2 (1991): 69-84.

 

[1] Les associations d’aide aux victimes font souvent la distinction en anglais, mais cette question terminologique n’est pas aussi répandue en français. Voir par exemple : https://www.womenagainstabuse.org/education-resources/the-language-we-use, https://aspirecounselingmo.com/blog/survivor-victim-language-ptsd ou https://thesecondstep.org/victim-or-survivor/

Lieu Toulouse UT2J
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