A la suite de l'hommage rendu à Bernard Gille par Denise Boyer, voici un très beau texte que lui dédie son disciple Nicolas Blayo Ricardou.
Denise Boyer a écrit un très bel hommage à Bernard Gille sur le site de la SoFHIA et je ne reviens pas sur son parcours. Dans ces quelques lignes, je partage mon souvenir de celui qui fut mon maître puis mon ami.
Bernard Gille est entré dans ma vie en 1985, lorsque j’intégrai la première année des études hispaniques à Paris-IV. Il n’en est plus jamais ressorti. Dès les premières semaines, je fus frappé par l’énergie, la culture et l’humour de ce professeur qui, avec Denise Boyer, Jean-Pierre Ressot et Jacques Fressard, nous initiait à une lecture intelligente et réfléchie du théâtre, de la poésie et du roman dans le cadre du cours de première année ES102 qui forma des générations d’étudiants et de futurs hispanistes.
Je me souviens que, un jour de partiel d’analyse poétique, j’arrivai quelques minutes en retard, entravé que j’étais par des béquilles qui soulignaient l’énorme plâtre qui entourait ma cheville. Bernard Gille m’accueillit avec une exclamation joyeuse : « ¡Absurdo, no trágico! » exclamation que je ne compris qu’en découvrant le sujet de l’examen : le beau poème de Jorge Guillén Trágico, no absurdo, écrit à la mort d’Albert Camus. C’était cela, Bernard Gille, un humour compris, avec Jankélévitch, comme « moyen de rendre la vie plus légère » associé à une patiente bienveillance envers nous autres, étudiants de première année largement ignorants, à qui il s’efforçait, avec succès, de transmettre une culture vivante, de la meilleure manière.
Car Bernard Gille avait toujours conçu les études hispaniques comme indissociables des patrimoines culturels européens qui les irriguent ou s’en nourrissent. Pour étudier le théâtre espagnol, il nous fit faire des détours par Tchékhov, Shakespeare ou Eschyle et nous amena à découvrir les textes de Stanislavski. Il maîtrisait la maïeutique comme peu d’autres. Bien plus tard, je compris que Bernard Gille suivait Paul Ricœur lorsque le philosophe invitait à « expliquer plus pour comprendre mieux ».
Naturellement, en licence, je suivis le certificat optionnel Cinéma-Théâtre, qu’il dispensait, où nous étudiions des œuvres novatrices et déroutantes, d’une richesse immense, La taberna fantástica d’Alfonso Sastre, ¿Qué he hecho yo para merecer esto! de Pedro Almodóvar, un cinéaste encore considéré avec un certain dédain à l’époque par beaucoup. Lors de ses cours d’analyse filmique, ce remarquable professeur nous apprit à décrypter l’image, à analyser les procédés cinématographiques pour nous amener à comprendre la grammaire du cinéma, à en saisir la beauté artistique et à accéder au sens.
Lors de la préparation aux concours, j’eus aussi le bonheur de suivre son cours sur La Celestina. Je jubilai lorsque l’œuvre tomba à l’écrit du CAPES, et la deuxième place que j’obtins à cette épreuve, je la dois à Bernard Gille.
Il fut mon maître jusqu’à la préparation aux concours et ne se départit jamais de sa générosité, m’accueillant même dans ses cours de cinéma pour les candidats au CAPES, après que j’eus commencé à enseigner, car je ne pouvais me résoudre à cesser de recevoir son enseignement. Mais bientôt, la vie professionnelle dans le secondaire me happa et je ne retournai plus à l’Institut hispanique.
Quelques années plus tard, j’intégrai l’enseignement supérieur. Je l’appelai alors pour lui demander conseil car je voulais entreprendre une thèse sur le cinéma. Retraité depuis peu, Bernard Gille me répondit comme si nous nous étions quittés la veille, tel un Fray Luis de León. Nos relations reprirent et se développèrent bientôt en une amitié qui se fondait sur une communauté de goûts, en cinéma notamment, une certaine conception partagée de l’éthique et un plaisir mutuel à refaire le monde au cours de longues conversations.
Lors de la rédaction de ma thèse, Bernard Gille ne cessa de me prodiguer ses encouragements et ses conseils, m’orientant vers des sentiers sur lesquels je n’avais pas toujours envisagé de m’engager. Il fut l’une des très rares personnes à m’accompagner lors de périodes de doute, démontrant, s’il en était besoin, une formidable capacité d’empathie. J’ai envers lui une dette inextinguible.
Bernard Gille restera pour moi un repère. Sa générosité, sa bienveillance, sa culture et son humour m’accompagnent constamment. « J’ai la mémoire qui flanche » me disait-il parfois en plaisantant ; à mon tour donc, j’oublierai certaines choses. Mais résonnera pour toujours, à mes oreilles, son rire franc et joyeux.
Nicolas Blayo Ricardou