Colloque international Un temps des ruines en Amérique, XVIe et XVIIe siècles (II) |
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Un temps des ruines en Amérique, XVIe et XVIIe siècles (II) Caen, 5 et 6 mai 2026 Comité d’organisation : Loann Berens (Université de Caen Normandie), Nejma Kermele (Université de Pau et des Pays de l’Adour), Mickaël Popelard (Université de Caen Normandie). Les XVIe et XVIIe siècles ont été, en Europe, une « époque ruiniste » (S. Forero-Mendoza) abondamment étudiée par les spécialistes de différentes disciplines : histoire, histoire de l’art, archéologie, littérature. En Amérique, en revanche, les deux siècles qui ont suivi la conquête espagnole font figure de parent pauvre dans l’historiographie consacrée aux ruines[1] : ce sont les spécialistes des XVIIIe et XIXe siècles et, dans une moindre mesure, ceux de l’époque préhispanique qui se sont intéressés au sujet. Les historiens de l’archéologie mexicaine, souvent archéologues eux-mêmes, ont ainsi étudié l’attrait que les ruines de Teotihuacan et de Tula exerçaient sur les Mexicas[2]. Le regain d’intérêt archéologique suscité dans l’Europe du XVIIIe siècle par l’exhumation des sites d’Herculanum et de Pompéi et son prolongement américain ont, là aussi, donné lieu à de multiples travaux aussi bien en Mésoamérique que dans les Andes[3]. Pour le xixe siècle, marqué par les débuts de l’archéologie scientifique, la bibliographie devient considérable. Pourtant, bien avant les archéologues et explorateurs du XIXe siècle, bien avant les fouilles de Palenque, les travaux de l’évêque Baltasar Jaime Martínez Compañón au Pérou ou de Thomas Jefferson en Virginie au siècle des Lumières, les premiers Européens qui ont foulé le sol américain furent confrontés aux ruines et aux vestiges du monde préhispanique. Ce sont Pedro Cieza de León à Tiahuanaco, Diego de Landa explorant les ruines mayas du Yucatán ou encore Jerónimo de Mendieta visitant Teotihuacan pour ne citer que quelques exemples. Comme leurs successeurs, ceux-ci emboîtaient souvent le pas des Amérindiens qui, à l’instar des Mexicas, n’ont pas attendu les conquistadores pour visiter et même fouiller les vestiges des cultures disparues. Quels regards ces premiers Européens ont-ils portés sur les ruines, vestiges et plus généralement antiquités américains ? Mais aussi : comment l’arrivée des Européens a-t-elle modifié le rapport des peuples autochtones aux vestiges de leur passé ? Répondre à ces questions impose d’abord de rappeler, à la suite d’Albrecht Burkardt et de Jérôme Grévy, que « [l]es ruines ne sont pas exclusivement le fruit spontané de la nature. Le débris, discret ou encombrant, devient ruine lorsque les hommes constatent sa présence et décident de son usage […] ». En d’autres termes, que les ruines sont « un construit ». Elles sont « le produit du regard que les hommes posent sur les restes d’un édifice, monumental ou statuaire, en un lieu précis, des mots dont ils usent pour le dire et des gestes qu’ils accomplissent à son égard ». Elles sont donc aussi et surtout politiques[4]. On doit ensuite s’interroger sur le statut et la valeur des ruines préhispaniques dans l’Amérique de l’époque. « Au fond – écrit Alain Schnapp – il n’y a que trois attitudes possibles envers les ruines : composer avec elles, les exalter ou les détruire »[5]. Une image tenace soutient que les conquistadores ont le plus souvent choisi la dernière option, à tel point qu’une historiographie pétrie par la Légende noire a pu se désintéresser du sujet, arguant que les premiers Espagnols n’avaient fait que détruire les monuments archéologiques[6]. Si indéniablement, nombre de bâtiments ont été ruinés par la conquête, dans quelle mesure les bâtiments déjà en ruine ont-ils aussi été victime des conquistadores, des extirpateurs d’idolâtries et de tous ceux qui les ont suivis ? Plusieurs travaux récents se sont intéressés à l’extraction des trésors des sépultures et ruines préhispaniques et nous offrent une porte d’entrée dans ce premier volet. Certains d’entre eux ont même démontré l’existence, sur la côte nord du Pérou, dès le milieu du XVIe siècle, d’un véritable « negocio de huacas », réglementé et auquel participaient aussi bien les Européens que les Indiens[7]. Ces travaux imposent d’aborder la valeur économique accordée aux ruines préhispaniques à l’époque, mais ils soulèvent également une série d’interrogations connexes. Les « tesoros » extraits des temples et sépultures préhispaniques, on le sait, occupent une place centrale dans la réflexion sur la restitution au xvie siècle : qu’en est-il des édifices ruinés d’où ceux-ci ont souvent été extraits ? Mais aussi : s’il y eut exploitation et destruction des ruines exista-t-il, à l’inverse, une volonté délibérée de conserver ? Rappelons encore que nombre de sites ruinés à l’arrivée des Européens étaient pour les Indiens des « ruines vivantes », et qu’ils le demeurèrent parfois pendant des décennies. Souvent liés à la tradition orale, parfois même habités, ils conservaient pour les Indiens une signification que n’avaient plus toujours les ruines antiques pour les habitants du Vieux Monde. D’où l’intérêt que leur portèrent les extirpateurs d’idolâtries[8]. Ensuite, si l’on s’accorde avec Sabine Forero-Mendoza pour reconnaître aux ruines une double valeur, historique et esthétique, deux autres volets s’ouvrent à nous[9]. D’une part, quelle place les ruines et plus largement les traces matérielles du passé occupent-elles dans le processus d’écriture de l’histoire américaine, notamment au côté d’autres sources comme la tradition orale, les manuscrits pictographiques ou les quipus ? D’autre part, les Européens éprouvèrent-ils une émotion esthétique ou artistique face aux antiquités américaines, à l’instar des soldats de César en Grèce ou, quelques siècles plus tard, des soldats de Bonaparte en Égypte[10] ? Assiste-t-on, comme dans le Vieux Monde, à l’apparition d’un premier collectionnisme ? On l’a dit, la conquête et les guerres qui s’ensuivirent, avec leur lot de destruction, furent à l’origine de nouvelles ruines. Les usages politiques, sociaux et culturels des ruines des guerres contemporaines ont été étudiés par les historiens : quels rapports les habitants du Nouveau Monde entretenaient-ils avec ces « vestiges de la destruction » ?[11] Enfin, qu’en est-il dans les espaces américains où l’on n’utilisait ni la pierre ni l’adobe, mais plutôt des matériaux périssables ? Faut-il se résoudre à les considérer comme des mondes sans ruines ? Ces pistes ont commencé d’être explorées lors d’une journée d’étude qui s’est déroulée à l’université de Pau et des Pays de l’Adour les 19 et 20 novembre 2024. La rencontre a notamment permis de confirmer l’existence d’un « temps des ruines » américain aux XVIe et XVIIe siècles dans les territoires sous domination espagnole. On se propose désormais de poursuivre la réflexion en l’élargissant à l’ensemble du continent. L’objectif sera cette fois de définir les caractéristiques de la/des tradition(s) américaine(s) des ruines et de mettre en lumière les enjeux politiques qui l’/les entourent. Si le cœur de la réflexion sera consacré aux regards américains portés sur les ruines en différents endroits du continent (axe 1), on s’intéressera également à deux autres aspects. D’abord, aux traditions des ruines dans les Amériques préhispaniques et l’Europe médiévale (axe 2). Nous postulons qu’une tradition américaine des ruines aux XVIe et XVIIe siècles est nécessairement métisse. Or, comprendre comment traditions préhispaniques et européennes se sont mêlées – tout comme prétendre saisir l’évolution du regard porté par les peuples autochtones sur les vestiges de leurs passés ou encore l’« américanisation »[12] des traditions européennes des ruines – oblige à commencer par se demander : comment regardait-on les ruines dans les mondes préhispaniques ? Mais aussi : avec quels présupposés intellectuels les premiers Européens contemplèrent-ils les ruines du Nouveau Monde ? Ensuite, aux ruines américaines vues d’Europe (axe 3). Saisir les caractéristiques d’une tradition américaine des ruines impose en effet de comparer avec les regards portés sur ces mêmes vestiges depuis l’Europe. Une publication finale permettra de tirer le bilan du projet. Les propositions de communication sont à envoyer à Loann Berens () et Nejma Kermele () avant le 30/09/2025. Comité scientifique :
Bibliographie Alcina Franch, José (1988), « La Arqueología clásica frente a la arqueología americana en el siglo xvi », dans Id., El Descubrimiento científico de América, Barcelone : Anthropos, 1988, p. 71-91. Alcina Franch (1995), José, Arqueólogos o anticuarios : historia antigua de la arqueología en la América española, Barcelone : Serbal. Almagro Gorbea, Martín, Maier Allende, Jorge (dir.) [2012], De Pompeya al Nuevo Mundo : la Corona española y la arqueología en el siglo xviii, Madrid : RAH. Aranda, Luis Manuel (2015), « Referencias etnohistóricas sobre Chavín de Huántar (1551-1656). Recopilación y comentario », Arqueología y sociedad, 30, p. 27-37, URL : https://revistasinvestigacion.unmsm.edu.pe/index.php/Arqueo/article/view/12253/10959https://revistasinvestigacion.unmsm.edu.pe/index.php/Arqueo/article/view/12253/10959 Baudez, Claude-François, Picasso, Sydney (2008 [1987]), Les Cités perdues des Mayas, Paris : Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 2e éd. Bénat-Tachot, Louise, Gruzinski, Serge, Jeanne, Boris (dir.) [2012-2013], Les processus d’américanisation, t. 1 : Ouvertures théoriques ; t. 2 : Dynamiques spatiales et culturelles, Paris : Le Manuscrit. Bernal, Ignacio (1979), Historia de la arqueología en México, Mexico : Editorial Porrúa. Burkardt, Albrecht, Grévy, Jérôme (dir.) [2024], Ruines politiques, Rennes : PUR, DOI : https://books.openedition.org/pur/194258 Cabello Carro, Paz (éd.) [1992], Política investigadora de la época de Carlos III en el área maya, Madrid : Ediciones de la Torre. Cabello Carro, Paz (2012), « La Arqueología ilustrada en el Nuevo Mundo », dans Martín Almagro-Gorbea, Jorge Maier Allende, 2012, p. 255-280. Danchin, Emmanuelle (2015), Le Temps des ruines, 1914-1921, Rennes : PUR. Danwerth, Otto (2001), « El Papel indígena en la huaquería andina (siglos xvi y xvii) », dans, Thomas Krüggeler, Ulrich Mücke (dir.), Muchas hispanoaméricas : antropología, historia y enfoques culturales en los estudios latinoamericanistas, Madrid / Frankfurt am Main : Iberoamericana/Vervuert, p. 87-104. De la Fuente, Beatriz (1990), « Retorno al pasado tolteca », Artes de México, 7, p. 36-53. Delibes Mateos, Rocío (2012), Desenterrando tesoros en el siglo xvi : compañías de huaca y participación indígena en Trujillo del Perú, Sevilla : CSIC / Universidad de Sevilla / Diputación de Sevilla. Fernández Murga, Félix (1989), Carlos III y el descubrimiento de Herculano, Pompeya y Estabia, Salamanca : Universidad de Salamanca. Forero-Mendoza, Sabine (2002), Le Temps des ruines : le goût des ruines et les formes de la conscience historique à la Renaissance, Seyssel : Champ Vallon. López Luján, Leonardo (1989), La Recuperación mexica del pasado teotihuacano, Mexico : INAH. López Luján, Leonardo (2001), « Arqueología de la arqueología. De la época prehispánica al siglo xviii », Arqueología Mexicana, 52, p. 20-27 [repris dans ID, 2017, p. 10-21]. López Luján, Leonardo (2017), Arqueología de la arqueología : ensayos sobre los orígenes de la disciplina en México, Mexico : INAH/Editorial Raíces. Michonneau, Stéphane (2020 [2017]), Belchite, ruines-fantômes de la guerre d’Espagne, Paris : CNRS éditions. Rivasplata Varillas, Paula Ermila (2015-2016), « La Arqueología precientífica en el Perú en el siglo xviii », Letras históricas, 13, p. 221-252, URL : http://www.letrashistoricas.cucsh.udg.mx/index.php/LH/article/view/3385/3186 Schávelzon, Daniel (1983), « La primera excavación arqueológica de América : Teotihuacan en 1675 », Anales de antropología, 20 (1), p. 121-134, URL : https://www.revistas.unam.mx/index.php/antropologia/article/view/413 Schnapp, Alain (2020a [1993]), La Conquête du passé : aux origines de l’archéologie, Paris : Carré, 3e éd. Schnapp, Alain (2020b), Une Histoire universelle des ruines : des origines aux Lumières, Paris : Seuil. Schnapp, Alain (2024), « Conclusion. L’ubiquité des ruines », dans Burkardt, Grévy, 2024, p. 301-310, URL : https://books.openedition.org/pur/195323
[1] Signalons quelques travaux pionniers consacrés aux xvie et xviie siècles. Pour l’ensemble de l’Amérique espagnole : Alcina Franch, 1988 ; Id., 1995, p. 43-56. Pour le Mexique : Bernal, 1979 ; Schávelzon, 1983 ; Baudez, Picasso, 2008 [1987] ; López Luján, 2001. Schnapp, 2020b consacre également quelques pages à l’Amérique. [2] López Luján, 1989 ; Id., 2017 ; De la Fuente, 1990. [3] Fernández Murga, 1989 ; Almagro Gorbea, Maier Allende, 2012. Concernant le versant américain citons, entre autres : Cabello Carro, 1992 ; Id., 2012 ; Rivasplata Varillas, 2015-2016. [4] Burkardt, Grévy, 2024, § 2 et 48 de l’introduction, respectivement. [5] Schnapp, 2024, §. 1. [6] Alcina Franch, 1995, p. 12. [7] Danwerth, 2001 ; Delibes Mateos, 2012. [8] Aranda, 2015. [9] Forero-Mendoza, 2002, p. 10. [10] Schnapp, 2020a [1993], p. 110. [11] Danchin, 2015 ; Michonneau, 2020 [2017]. [12] Bénat-Tachot, Gruzinski, Jeanne, 2012-2013. |
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Lieu Université de Caen Normandie | ||||||
Contact Loann Berens () / Nejma Kermele () | ||||||
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