Les programmes des concours du CAPES et de l’Agrégation sont toujours l’occasion d’immersions profondes dans l’univers d’un auteur pour les étudiants, qui en conservent généralement un souvenir tenace pendant de nombreuses années. Gageons que les personnages arpentant les méandres de Rayuela auront semé dans leur esprit des petits cailloux qui continueront de prendre sens par le biais de réminiscences inattendues, dans d’autres lectures ou, encore mieux, au gré d’une promenade dans les rues de Paris ou de Buenos Aires… Et c’est aussi, pour les enseignants-chercheurs qui les accompagnent, l’occasion de découvrir des textes qu’ils n’avaient pas encore lus, voire qu’ils n’auraient jamais eu l’idée d’ouvrir – absorbés par leurs domaines de spécialités et peut-être trop immobilisés dans leurs zones géographiques de prédilection –, ou alors, dans le cas de ces monuments du patrimoine de la littérature en langue espagnole, de les re-découvrir avec le recul, parfois de plusieurs décennies, et dans un cadre fort exigeant qui leur fait aller au cœur d’une œuvre, parcourir ses architectures et creuser ses plus infimes détails, à travers les exercices universitaires de la dissertation, de l’explication de texte et de la leçon, certes bien moins scolaires et stérilisants pour la lecture et l’interprétation qu’on le prétend. Cet ouvrage, ¿Encontraría a Cortázar? 18 études sur Rayuela et Queremos tanto a Glenda, est donc né, d’une part, de la volonté de proposer aux candidats des pistes utiles pour aborder les fictions cortazariennes telles qu’elles se déploient dans des titres en l’occurrence publiés à presque vingt ans d’écart ; d’autre part, de permettre aux enseignants-chercheurs préparateurs de mener à bien des réflexions, parfois très personnelles, sur leur mémoire de lecteur et sur cette re-lecture particulière. Il va de soi que revenir – encore ! diront sans doute certains – sur des œuvres ayant fait l’objet de tant d’études n’est pas chose aisée, mais les contributeurs-trices de ce numéro 8 de Crisol-série numérique ont relevé le défi en privilégiant des approches dont la diversité rend compte, à elle seule, de l’étendue et de la variété des réactions, idées et thèses que peut générer une écriture aussi foisonnante que celle du fameux Cronope.
Dans une première partie, nous avons souhaité dessiner la figure de l’auteur à travers le regard de ses lecteurs, mais aussi à travers celui qu’il lui-même jeté sur ses écrits. Face au monument que représente Rayuela, cet hymne à la quête de sens et de soi, cette invitation à vivre pleinement le jeu de l’existence, Alain Sicard (Université de Poitiers) et Dina Grijalva (Facultad de Filosofía y Letras de la Universidad Autónoma de Sinaloa) démontrent de façon très personnelle que la lecture de Cortázar peut modifier notre vision du monde comme elle a modifié le paysage littéraire contemporain, dans les Amériques comme en Europe. Ces chercheurs nous font partager leur rencontre avec un ouvrage hors normes et le fruit d’années de vie commune avec lui, comme Victoria Ríos Castaño (Coventry University-RU) lorsqu’elle se penche à travers les déclarations de l’auteur sur la genèse et la réception de Rayuela, ou Miguel Herráez (UCH de Valencia-Facultad de Humanidades y Ciencias de la Comunicación) sur le choc que représenta la réception de l’œuvre dans l’Espagne franquiste des années 60.
Puis, nous avons cherché à travers la seconde partie du volume à mettre en lumière les thèmes, motifs et discours à l’œuvre dans Rayuela comme dans Queremos tanto a Glenda. David Jiménez Barreiro (Université Paris Nanterre) étudie ainsi le personnage d’Horacio Oliveira, anti-héros d’un « anti-roman », et la construction de ce personnage à partir d’une polyphonie narrative. Par ailleurs, les nouvelles composant Queremos tanto a Glenda ayant été étudiées de façon moins exhaustive que l’ambitieuse Rayuela, Julien Roger (Sorbonne Université) privilégie un aspect encore peu traité et pourtant significatif de ces récits : la présence des animaux en tant que figures de transtextualité au sein de l’ouvrage. Deux articles se focalisent aussi plus précisément sur l’analyse littéraire d’une nouvelle : celui de Benoît Coquil (Université Paris Est-Créteil), qui analyse l’espace souterrain dans « Texto en una libreta » et les possibles lectures politiques du récit, et celui de Sandra Gondouin (Université de Rouen-Normandie) et Andra Barbu (Université de Rouen-Normandie), qui voient dans la métalepse à l’œuvre dans « Historias que me cuento » la figure de l’anneau de Moebius, chère à Cortázar.
Bien entendu, la question de l’écriture, de la poétique des œuvres étudiées et de leurs structures sont également au cœur des réflexions proposées ici ; elles font l’objet de la troisième partie du volume. Elvire Gómez Vidal (Université Bordeaux Montaigne) étudie ainsi la complexe architecture de Rayuela en dessinant les « clés de voûte » parmi l’enchevêtrement de ses chapitres ; un enchevêtrement que Marta Inés Waldegaray (Université de Reims Champagne-Ardenne) observe également en faisant dialoguer les deux ouvrages et en mettant en lumière le tissage des voix énonciatives qui les caractérise. De même, Olga Lobo (Université Grenoble-Alpes) évoque la structure complexe de Rayuela en choisissant l’image d’une « double spirale » sur laquelle elle revient à travers les déclarations critiques de l’auteur, tandis que Paula Klein (École Normale Supérieure) analyse la façon dont celui-ci renouvelle l’objet-livre et revalorise le quotidien, ses objets et ses rebuts, pour modifier la perception esthétique du lecteur. Ces diverses études éclairent donc la composition novatrice et intriquée de Rayuela, mais aussi de Queremos tanto a Glenda, avec la toile de son réseau d’intertextualité et d’intermédialité devenant le filtre de la réalité selon l’analyse d’Antoine Ventura, ou les multiples plans énonciatifs se superposant dans « Historias que me cuento » et dont Eduardo Serrano Orejuela (Universidad del Valle / Cali) rend compte de manière très vivante. Celui-ci met en effet en scène d’un dialogue entre un étudiant et son enseignant, un procédé inspiré de la fiction critique de Pierre Bayard.
Enfin, dans une quatrième et dernière partie, Caroline Lepage (Université Paris Nanterre), Soline Martinez (Université Paris Nanterre), Yann Seyeux (Université Paris Nanterre) et Sabrina Wajntraub (Université Paris Nanterre) proposent une microlecture au sein de Rayuela et mènent une enquête minutieuse en trois volets – diégétique, littéraire et philosophique – pour comprendre ce qu’a bien pu devenir le chapitre 55, mystérieusement absent (en apparence) du parcours de lecture proposé par le « Tablero de direcciones » et rendre compte de la portée de cette disparition ***
Caroline Lepage et Sandra Gondouin