Dès l’arrivée des Espagnols en Amérique au XVe siècle, les langues européennes (superstrat) se sont superposées aux langues amérindiennes (substrat). Au XVIe siècle, le processus de colonisation installe une situation de diglossie. En effet, les langues européennes ont été imposées comme langues de « culture et civilisation ». Aussi les langues amérindiennes ont-elles été reléguées à la marge ; elles se sont maintenues, mais difficilement, car limitées, dans le meilleur des cas, à la sphère de la communauté et de la famille. Au début du XIXe siècle, à l’issue de l’indépendance, dans la jeune république de l’Équateur comme dans les anciennes colonies espagnoles, les nouveaux États sont dirigés par une élite ‘criolla’ qui choisit l’espagnol (ou castillan) comme langue nationale, laissant les langues amérindiennes, encore une fois, à la marge du corps national en construction et exclues de la définition de l’héritage culturel qui est censé lui être associé et le caractériser. La jeune république de l’Équateur a non seulement institutionnalisé la diglossie, mais l’a légitimée au nom de la nécessaire construction d’une nation unie et homogène. L’espagnol est devenu la langue de l’État et a été depuis imposé à travers des politiques culturelles et éducatives, au XIXe et durant toute la première moitié du XXe, avec des effets acculturants manifestes qui ont fragilisé davantage encore la survivance des langues dites autochtones.
Cette manifestation scientifique se propose d’étudier l’évolution de cette situation de contact des langues en Équateur à la fin du XXe siècle et au XXIe. Dans ce contexte particulier, la Constitution de 2008 semble avoir marqué un tournant. Effectivement, pour la première fois dans l’histoire de ce pays andin, les deux langues amérindiennes ancestrales ayant le plus de locuteurs (le kichwa et le shuar) sont désormais proclamées langues officielles de communication interculturelle (« lenguas oficiales de relación intercultural »), dans l’article 2 de cette Constitution. De même, l’article 347 définit le citoyen équatorien comme bilingue (i.e. espagnol et langue amérindienne) et interculturel (i.e. capable d’interagir avec les autres langues et cultures existantes en Équateur). Le projet de construction nationale se veut inclusif et le discours sur l’identité nationale – l’équatorianité – change de visée : l’héritage linguistique varié, jusque-là minoré, doit être assumé par tous les citoyens comme l’héritage de la nation, quand bien même ce citoyen ne se reconnaîtrait pas comme « indien », comme autochtone. L’État-nation avait déjà déclaré rompre avec le monolinguisme dans les textes constitutionnels de la seconde moitié du XXe siècle, mais cette fois, c’est bien avec la diglossie qu’il semble vouloir rompre.
La reconnaissance des héritages linguistiques dits autochtones est tardive, en raison du poids culturel et institutionnel du modèle de nation défini par les élites criollas qui proclament l’indépendance en 1830. Ce modèle de nation est à l’origine de représentations solidement ancrées dans l’imaginaire collectif, dont les institutions éducatives notamment deviennent les relais. Cette représentation uniculturelle de l’identité collective – l’équatorianité –, d’une part, et de la mémoire officielle (« l’histoire-mémoire » dirait Pierre Nora) qui lui est attachée, d’autre part, s’est prolongée depuis 1830 jusque dans les années 1960.
Cette journée d’étude internationale mettra en exergue les facteurs qui ont permis, dans ce contexte, la mise en place progressive de l’éducation bilingue interculturelle (ou EIB) durant la seconde moitié du XXe siècle. Nous reviendrons également sur les étapes les plus récentes, avec, d’abord, en 1983, la modification de la Constitution sous la présidence de Rodrigo Borja, puis, en 1988, l’émission du décret 203 réformant la Loi de l’Éducation et la création de la DINEIB (Dirección Nacional de Educación Intercultural Bilingüe), enfin, en 2008, l’officialisation du kichwa et du shuar en tant que langues de « relación intercultural ». Ces réformes successives impliquent que le système éducatif national intègre désormais une vision interculturelle, en accord avec la diversité géographique, culturelle et linguistique (art. 343 de la Constitution).
Il s’agira d’étudier également les évolutions de l’EIB sur le territoire équatorien, depuis ces dernières années, par le biais d’études de cas. En effet, il semble exister des inflexions dans la politique publique éducative, qui tendent à redéfinir les compétences des communautés indiennes en termes d’enseignement interculturel bilingue. Peu étudiées, ces inflexions sont pourtant déterminantes pour comprendre la place réellement dévolue à l’enseignement des langues des populations dites autochtones au sein du système éducatif national.
Ces analyses nous permettront de dresser un premier bilan de la mise en place de l’EIB. Nous nous efforcerons d’identifier les réussites et les avancées en termes de préservation et de transmission des héritages linguistiques des peuples autochtones, mais également les limites de cette transmission, notamment – mais pas exclusivement – parmi les groupes ethniques non-‘indiens’ de la région côtière (par exemple afro-équatoriens, cholos et montubios).
Cette journée privilégiera une approche pluridisciplinaire, complémentaire et transversale, en invitant des enseignants-chercheurs et chercheurs en linguistique, sociolinguistique, sciences de l’éducation et histoire.
Axes de réflexion / d’étude :
Les questions suivantes seront abordées, sans que cette liste ne soit restrictive ou exhaustive :
- Qu’est-ce que le bilinguisme et l’interculturalité quand ils sont associés, comme dans le cas équatorien, à une même notion : le « bilinguisme interculturel » ? Quelles acceptions, notamment au niveau de la législation ?
- Comment l’EIB peut-elle/doit-elle préserver un héritage culturel et linguistique menacé d’une part, pour le transmettre aux générations futures d’autre part ?
- Dans l’EIB, quelles sont les interactions entre les acteurs de l’éducation ? Quelle est la langue utilisée ? Dans quels contextes ?
- Quel est le premier bilan des réformes éducatives et institutionnelles mises en place depuis l’élection du président Rafael CORREA en 2007 et l’émission d’une nouvelle Constitution en 2008 ? Quels impacts sur l’EIB ?
- Quelle est la place des langues et des cultures des nationalités et peuples de l’Équateur dans le discours scolaire sur l’histoire nationale comme mémoire collective équatorienne ?
- Dans quelle mesure l’EIB contribue-t-elle à une dynamique de (re)constitution d’une mémoire alternative à la mémoire officielle du roman national, mise en place par l’État-nation depuis l’indépendance ? Y a-t-il émergence/affirmation de « contre-mémoires » ?
9h
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Accueil des participants
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9h30
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Présentation de la journée
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9h45
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**Communication en français**
“De l’éducation uniculturelle pour ‘incorporer l’Indien à la nation’ à l’éducation interculturelle bilingue au ‘service de la communauté’ autochtone : Perspective historique (1830-1988)”
Emmanuelle SINARDET
(Université Paris-Nanterre, France)
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10h15
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**Conférence plénière en anglais**
“Éducation interculturelle bilingue en Équateur: du rêve à la realité”
Marleen HABOUD
(PUCE, Équateur)
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11h15
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**Communication en français**
“Enjeux et défis de la formation des enseignants pour l'éducation interculturelle bilingue équatorienne”
David CHOIN
(UNAE, Équateur)
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11h45
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Discussion
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12h30
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Déjeuner libre
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14h
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**Communication en français**
“L’Unité éducative Amauta Ñanpi (Puyo): la construction d’une identité ‘interculturelle bilingue’ en contexte urbain”
Sarah DICHY-MALHERME
(Université Paris 8 et Paris-Nanterre, France)
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14h30
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**Communication en français**
L’expérience scolaire à Otavalo: les frontières sociales entre “l’éducation hispanique” et “l’éducation interculturelle bilingue”
Salomé CÁRDENAS MUÑOZ
(EHESS, France)
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15h00
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Discussion
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15h15
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**Communication en espagnol**
“Processus de restitution de l’EIB aux nacionalidades ancestrales: La vision amazonienne”
Etsa Franklin SHARUPI
(CONFENAIE, Équateur)
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15h45
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**Communication en français**
“Face à l’éducation interculturelle bilingue, où se situent les groupes ethniques non-’indiens’?”
David MACÍAS BARRÉS
(Université de Lyon - UJML3, France)
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16h15
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Discussion
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16h45
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Clôture, conclusion et perspectives
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Comité scientifique:
Lucile BORDET, Université Jean Moulin – Lyon 3
Denis JAMET, Université Jean Moulin – Lyon 3
David MACIAS BARRES, Université Jean Moulin – Lyon 3
Alexandra ODDO, Université Paris-Nanterre
Mercè PUJOL-BERCHÉ, Université Paris-Nanterre
Emmanuelle SINARDET, Université Paris-Nanterre
Comité d’organisation:
Germain IVANOFF-TRINADTZATY, Université Jean Moulin Lyon 3
David MACIAS BARRÉS, Université Jean Moulin Lyon 3
Julie PONTVIANNE, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
Emmanuelle SINARDET, Université Paris-Nanterre
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