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La pensée prophétique à la croisée des imaginaires (Mondes ibériques, Moyen Age et Epoque moderne) Télécharger au format iCal
 

Bien qu’elle soit souvent conçue comme l’annonce d’événements futurs, la prophétie ne se réduit pas à ce rôle de prédiction. De manière bien plus vaste, il faut l’entendre comme un savoir inspiré, qui donne au prophète accès à la connaissance de l’inconnaissable et qui peut ou non se muer en paroles, en actes, en représentations susceptibles de traduire ce savoir en une forme de langage compréhensible par tous. Présente au sein de la plupart des religions, elle y constitue le signe d’un lien entre la divinité et les hommes, la preuve de l’intérêt de la première pour le destin des seconds. À partir de cet ancrage religieux, se constitue ce que nous avons décidé d’appeler la «pensée prophétique », c’est-à-dire un cadre de pensée acceptant la possibilité même du phénomène prophétique et qui, en conséquence, lui octroie une place et des fonctions diverses dans de multiples champs de la société.Dans le cadre d’une telle pensée prophétique, une fois acceptée l’existence de la prophétie stricto sensu, différents types de discours et de représentations peuvent y faire appel pour légitimer, grâce à sa nature transcendante, les idées les plus variées. La prophétie devient alors procédé littéraire ou oratoire, argument de propagande, expression d’une idéologie, véhicule d’une conception particulière de l’Histoire, etc. Son caractère par nature protéiforme et les multiples usages qui peuvent en être faits placent ainsi la prophétie et, plus largement, la pensée prophétique dans son ensemble à la croisée de plusieurs imaginaires, nécessairement différents selon les cultures et les moments historiques. Les sociétés ibériques du Moyen Âge et de l’époque moderne, empreintes d’une forte religiosité et confrontées à des événements socio-historiques et culturels de grande envergure, tels que l’affrontement entre Chrétienté et Islam, l’apparition de nouvelles formes de spiritualité, les bouleversements liés à la Réforme protestante ou les grandes découvertes et l’entreprise coloniale, partagent sans nul doute cette pensée prophétique, rendue perceptible par l’abondance des témoignages et par la présence d’autorités charismatiques, et ce, tout au long de ces deux périodes, dans les différents espaces et langues des Mondes ibériques. Loin de répondre à une manifestation unique de la pensée prophétique, cette pluralité de voix met au contraire en lumière la façon dont différents imaginaires – religieux, politique, social, héroïque,etc. – s’interpénètrent dans le creuset de la prophétie.Sur le plan religieux, tout d’abord, la pensée prophétique peut participer à la construction d’un modèle de comportement alliant vertu et soumission à Dieu, dépeint dans les vies de saints, les récits de miracles ou dans l’élaboration d’une chevalerie spirituelle, depuis Zifar jusqu’au Pelegrino de la vida humana. Mais l’imaginaire religieux de la prophétie renvoie surtout aux mystères divins et, au cours des siècles qui nous occupent, se concentre notamment sur celui de la fin des temps. Il s’articule alors autour de notions-clés telles que le messianisme,l’eschatologie et le millénarisme. Le prophétisme ibérique puise pour cela dans toute une tradition médiévale européenne, qui englobe, notamment, la réception du genre apocalyptique antique, les prophéties du Pseudo-Isidore de Séville, les vaticinations sibyllines et merliniennes ou les exégèses de Joachim de Fiore, une tradition occidentale qu’il adapte aux spécificités de la Péninsule et, en particulier, au schéma historiographique de la destruction/restauration de l’Espagne, à savoir l’invasion musulmane du VIIIe siècle et la progressive Reconquête des territoires d’Al-Andalus par les différents monarques chrétiens. Les XIVe et XVe siècles présentent l’expression maximale de ces angoisses eschatologiques et espérances messianiques, que l’essor du protestantisme alimente à nouveau au XVIe siècle. La figure joachimite du pastor angelicus, dont la mission est de détruire l’islam, de reconquérir les lieux saints et de réformer l’ensemble de la chrétienté, est ainsi réactivée à maintes reprises : les Rois Catholiques lors dela prise de Grenade en 1492, Francisco Jiménez de Cisneros lors de l’expédition d’Oran en1509, ou Charles Quint lors de la victoire de Pavie en 1525, furent considérés tour à tour comme des empereurs messianiques des derniers temps.Ces exemples montrent à quel point le substrat religieux de la prophétie recoupe alors un imaginaire politique, qui fait des monarques ou de certains hauts personnages des figures providentielles seules à même de guider le destin commun d’un peuple, d’un royaume, puis d’une nation. Les prophéties trastamaristes font ainsi du futur Henri II un sauveur libérant la Castille des abus de Pierre Ier et lui rendant joie et prospérité, tandis qu’au début du règne dePhilippe III, le diacre Gabriel de Escobar prophétise la destruction de l’Espagne, l’extinction de la dynastie des Habsbourg et le règne d’un roi messianique, descendant de la maison de David et instaurant avec le concours du pape une période de paix et d’abondance.Cette aspiration à un bien-être généralisé laisse entrevoir que le discours prophétique peut également exprimer un imaginaire social développant diverses utopies, dans la lignée de l’Éden matériel, de la société d’ordres idéale et du communisme égalitaire, ou remettant en question l’ordre en place. À la fin du XVIe siècle, la visionnaire Lucrecia de León critique ainsi très sévèrement la politique de Philippe II qu’elle accuse d’avoir vendu des terres communales, augmenté les impôts et négligé la politique intérieure de l’Espagne au profit d’interventions militaires coûteuses et lointaines. Cette projection est contrebalancée par des productions iconographiques relayant certaines révélations, telle la vision du frère Julián de San Agustín par Diego Murillo qui célèbre le salut du Roi Prudent, dont l’entreprise de construction de l’Escorial inscrit son messianisme dans celui de son père, dans une revendication explicite de l’héritage salomonique. Le XVIIe siècle reste ouvert à la parole prophétique, notamment au grandes défaites politiques interprétées alors comme autant de signes du déclin de la Monarchie hispanique et, bien plus grave encore, de la chute du catholicisme dont la défense a toujours été au coeur de son action temporelle. De nouvelles prophéties se mettent alors au service d’un discours providentialiste que l’on cherche à réactiver dans l’empire espagnol, de même que les prophéties de Christophe Colomb s’étaient inscrites dans un processus de légitimation de la conquête du Nouveau Monde. Mais la portée socio-politique de la prophétie, quoique bien réelle, est parfois moins explicite, comme on l’observe dans bien des exemples littéraires. L’apparition de Gabriel au Cid à l’orée du Cantar s’inscrit dans une défense de la nouvelle noblesse, identifiée à l’esprit de la frontière et à l’action guerrière, face aux grands lignages statiques des ricos omnes. Lespremières adaptations péninsulaires des récits arthuriens, puis les romans de chevalerie du XVIe siècle tissent constamment un réseau de prophéties au service d’un discours aristocratique qui fait du chevalier de fiction le remplaçant idéalisé du combattant médiéval disparu. Une telle idéalisation, qu’elle s’applique à des figures littéraires ou à des personnages bien réels, s’inscrit finalement dans un imaginaire héroïque : en son sein, la prophétie permet d’assoir la supériorité de celui auquel elle est adressée ou sur lequel elle porte. C’est l’aura de tout le lignage des Manuel que, dans le Libro de las armas, Don Juan Manuel construit à partir du songe prophétique qu’aurait reçu la reine Béatrice de Souabe enceinte de son père, tandis que, trois siècles plus tard, Calderón de la Barca idéalise par le même procédé le Santo rey don Fernando à l’occasion de sa canonisation. De même, dans la fiction, notamment chevaleresque,le statut de héros s’élabore à partir d’un réseau de prophéties, ainsi pour Amadis dès qu’Urganda prophétise ses qualités et son destin sans pareil. La pensée prophétique fait ainsi s’entremêler bien des imaginaires, qui tous tirent parti de sa puissance transcendante, mais se renforcent également les uns les autres. On peut trouver dans les prophéties reçues par Fernán González dans le poème de clergie du XIIIe siècle un exemple de cette imbrication : transmises par le moine, puis le saint Pélage, leur simple présence sert à établir la supériorité héroïque du protagoniste, tandis que leur contenu explicite le soutien divin qui lui est accordé et fonde par là même un discours religieux affirmant la victoire chrétienne contre les musulmans, un discours politique défendant l’indépendance de la Castille vis-à-vis du León et un discours social exaltant le lien féodal unissant le comte à ses hommes. Malgré la prégnance de la pensée prophétique et de ses imaginaires au cours des siècles considérés, il ne faut pourtant pas perdre de vue l’évolution de l’horizon de croyances dans lequel elle s’inscrit. Si Fernán González craint d’abord d’être abusé par le démon, c’est bien parce que le risque de prophéties mensongères coexiste avec la foi dans les vraies révélations. Cette dualité prophétique ne donne cependant lieu à une concrétisation théorique qu’avec le Tratado de la verdadera y falsa prophecia (1588) de Juan de Horozco y Covarrubias, qui, face à l’inflation visionnaire du XVIe siècle, dote finalement la censure ecclésiastique de critères précis pour détecter d’éventuelles manifestations du Malin. La portée de son encadrement doctrinal laissera sa marque dans les traités ultérieurs. Il n’y a toutefois pas à attendre une date si tardive pour découvrir des prises de distance face à l’omniprésence des prophéties : tandis que, dans son Victorial, Gutierre Díaz de Games se plaint des excès messianiques des prédictions merliniennes, des parodies se font de plus en plus fréquentes, depuis les perogrulladas de la Profecía de Evangelista jusqu’au détournement cervantin. Nous invitons ainsi les futurs participants à réfléchir aux différentes caractéristiques et aux implications de cette pensée prophétique, mais aussi aux interrogations et aux débats qu’elle a pu susciter, à la fois dans le cadre des phénomènes religieux, sociaux et politiques et dans la littérature et les arts des Mondes ibériques au cours du Moyen Âge et de l’époque moderne.

(Nous remercions Vincent Parello pour sa contribution à l’élaboration de cet argumentaire).

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