Littératures de l’imaginaire en Amérique latine |
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Littératures de l’imaginaire en Amérique latine
Appel à contributions pour la revue reCHERches des Presses universitaires de Strasbourg
« Human kind cannot bear very much reality ».
T. S. Eliot, « Burnt Norton », Four Quartets.
« Littératures de l’imaginaire » : c’est sous cette dénomination, qui paraît naïvement redondante, que l’on réunit le fantastique, la science-fiction, la fantasy ou le merveilleux, c’est-à-dire des genres dont « l’univers fictionnel qu’ils décrivent ne prétend pas constituer une mimèsis du monde réel […] mais s’en démarque par l’introduction d’un ou plusieurs éléments outrepassant les limites qu’on lui connaît », d’après Francis Berthelot[1], ce qui reste à nuancer concernant le fantastique qui introduit un élément inexplicable dans un univers précisément réaliste. S’il y a beau temps que la littérature ne se satisfait plus du réalisme, dont la relativité a d’ailleurs été montrée[2], les genres de l’imaginaire n’empêchent aucunement — et favoriseraient plutôt, par la fascination et la curiosité qu’ils suscitent ? — l’immersion dans la fiction mais également, à leur façon, dans la réalité, ainsi redécouverte et repensée.
Si l’on veut procéder à un rappel définitoire de ces genres majeurs de l’imaginaire, dont on soulignera ensuite l’hybridité tout aussi constitutive, notons que le fantastique actuel, au-delà de la fameuse définition de Todorov aujourd’hui contestée — « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel »[3] —, se définit depuis quelques années, pour la plupart des théoriciens du genre, par l’effet qu'il produit sur le lecteur : « l’effet fantastique » (qui peut aller de la terreur au sentiment d’étrangeté). Quoique le fantastique entretienne souvent la confusion ou l’incertitude entre le naturel et le surnaturel, la réalité des faits observés étant remise en question[4], le nouveau fantastique ne propose plus nécessairement des situations surnaturelles, ce qui amène à le rapprocher de l’insolite ou de « lo inusual », à voir en lui la monstration de l’inexplicable et de l’inacceptable[5]. Le fantastique hispano-américain est généralement associé à des grands noms de la littérature argentine, qui n’est pourtant la seule à l’avoir accueilli avec talent, mais il a vu fleurir depuis, dans le prolongement de cette tradition qui se voit rénovée, un certain nombre d’ouvrages, parfois primés, émamant d’aires géographiques différentes et de voix féminines reconnues internationalement[6].
Le merveilleux, qui prend ses origines dans les mythes anciens, les contes et les légendes populaires, fait intervenir, quant à lui, des éléments surnaturels et fabuleux, d’origine magique ou divine, acceptés comme tels par les personnages et le narrateur, et qui ne nécessitent donc pas de justification rationnelle pour le lecteur. Ce genre trouve un prolongement dans l’univers de la fantasy qui se situe au croisement du merveilleux épique, féérique ou mythologique et de la science-fiction. Dans l’aire hispano-américaine, on pense naturellement au « real maravilloso » et au réalisme magique qui, au siècle dernier, ont connu un vif engouement, mais force est de constater que la fantasy, certes plus récente, n’a pour l’instant guère suscité d’intérêt, à moins de prendre en compte ses occurrences dans des ouvrages de science-fiction hybrides.
La science-fiction fournit une explication logique aux éléments extérieurs à notre réalité ou incompatibles avec elle, qu’il s’agisse, par exemple, de la société du futur ou des progrès de la technologie et des sciences. En Amérique latine, la littérature science-fictionnelle n’est pas un « genre rétrograde et confiné dans un registre codé, un peu méprisé », d’après Françoise Aubès qui rappelle que de grands noms ont investi ce genre en effet florissant ; il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le nombre d’œuvres parues ainsi que les travaux sur la question[7]. À cet égard, on observera d’une part l’essor spectaculaire, dans les pays hispano-américains, des trois genres (dont les premières apparitions sont d’ailleurs lointaines), et d’autre part le développement tout aussi remarquable d’autrices lauréates de prix littéraires[8].
Ces classifications, certes commodes, ne sauraient toutefois faire omettre la porosité des frontières ou la « plasticité théorique »[9] de ces genres dont Francis Berthelot affirme que « chacun possède une interface avec les deux autres et se répartit lui-même en un certain nombre de sous-genres »[10]. Ainsi, lorsque ne sont pas proposés de nouveaux concepts pour tenter d’embrasser ces genres de l’imaginaire entremêlés ou inclassables — « transfictions » ou « sur-fictions »[11] — la tendance est-elle, ici comme ailleurs, au constat d’hybridisme générique et au décloisonnement, notamment face aux textes contemporains qui ébranlent les anciennes taxinomies et amènent à repenser la tripartition todorovienne entre merveilleux, fantastique et étrange. Cela s’avère d’autant plus nécessaire lorsqu’on se tourne vers l’aire hispano-américaine, dont le substrat culturel différent peut perturber certaines définitions. On remarque également qu’un nombre notable d’auteurs s’inscrivent dans plusieurs genres, lorsqu’ils ne produisent pas des écrits mixtes empêchant toute catégorisation.
On retiendra que ces littératures dites « non mimétiques » se caractérisent précisément par le franchissement ou l’abolition des limites. La distanciation et la défamiliarisation qui leur sont propres permettent une ouverture ou un décentrement, un questionnement des notions de vrai et faux, ou normal et anormal, entre autres valeurs et perceptions bousculées, sinon inversées. Ce n’est pas là un moindre intérêt car ces genres qui refusent les simplifications et les conceptions présupposées du monde, invitent le lecteur à considérer l’impensable et l’impensé et, comme tels, ne sont pas dénués d’une fonction heuristique ou d’exploration des possibles et de resignification du réel. Ainsi l’écrivain fantastique peut-il être un « éveilleur », selon Michel Viegnes qui souligne par ailleurs la « force perturbatrice » que possède ce genre considéré par David Roas comme une « déstabilisation du réel »[12] ; la science-fiction peut jouer, pour sa part, un rôle de prospective (scientifique, technologique ou sociétale), tandis que la fantasy et le merveilleux, plus escapistes, présentent un indéniable pouvoir de (ré)enchantement.
Tous transforment la perspective et, selon des modalités diverses, permettent une approche critique de nos sociétés et de notre monde : ainsi le fantastique hispano-américain n’est-il pas exempt de textes subversifs qui transgressent implicitement les discours dominants, tandis que dystopies, contextes pré ou post-apocalyptiques, uchronies et autres réalités divergentes de la littérature science-fictionnelle — qui sont autant d’« utopies anti-contemporaines » selon la formule d’Anne Besson[13] —, pointent par contraste les maux et les risques de dévoiement de nos sociétés, et s’avèrent bien souvent des exemples à peine voilés de contestation politique. On peut s’interroger cependant, devant la puissance critique de ces œuvres qui émanent d’un imaginaire symbolique et qui ne refusent pas toujours le manichéisme, sur leur légitimité à produire une réflexion véritable sur le monde.
Quoi qu’il en soit, les chronotopes sui generis que dessinent ces littératures qui s’extraient du conventionnel « ici et maintenant », méritent d’être étudiés, l’espace étant un signifiant autant qu’un signifié, et la temporalité constituant, entre anticipation et uchronie, une donnée fonctionnelle de certains de ces genres (on songe par exemple aux « hétérotopies cybernétiques et hypertechnologiques » et autres cités du futur de la SF qui « projettent dans le futur une pensée du présent »[14]). Au sein de ces espaces-temps différents, des personnages typifiés et significatifs tels que les super-héros justiciers parfois dotés de pouvoirs magiques ou technologiques, les cyborgs questionnant par anticipation de possibles dérives post-humanistes et transhumanistes, ou les monstres métaphorisant dangers et peurs[15], véhiculent du sens et des valeurs.
Quel effet ces littératures produisent-elles alors sur le lecteur ? Si toute lecture interagit avec la culture et les schémas dominants d’un milieu et d’une époque[16] et si donc l’effet de lecture est variable, « l’effet fantastique » quant à lui a été suffisamment souligné pour qu’on ne puisse douter que, comme les autres genres de l’imaginaire, il nous incite à reconsidérer notre perception de la réalité.[17] Quoiqu’il en soit, la part du lecteur et sa collaboration interprétative sont décisives, un lecteur amateur de textes qui transgressent la morale traditionnelle, les canons esthétiques et les représentations convenues, et qui appréciera que l’œuvre trouble ou bouleverse son univers conceptuel.
Les articles qui constitueront ce numéro de la revue reCHERches s’intéresseront au fantastique, à la fantasy et à la science-fiction dans les littératures hispano-américaines du XXIe siècle (roman, nouvelles, théâtre, poésie)[18]. Quelles en sont les modalités et quels (contre)discours les traversent ou les sous-tendent ? Privilégient-elles certaines esthétiques, certaines stratégies narratives ? Le nombre croissant d’autrices donne-t-il lieu à de nouvelles questions ou approches ?[19] Comment les genres du siècle précédent se voient-ils renouvelés ? Observe-t-on des emprunts et transferts, et pour quelles transgressions et rénovations ?
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Les propositions d’articles — d’une dizaine de lignes environ, en français ou en espagnol — seront adressées avant le 15 novembre 2023 à Nathalie Besse, Juan Luis Roldán et Clara Siminiani : , ,
Le résumé sera accompagné de :
Une réponse sera donnée en janvier pour une remise des articles avant le 30 mai. La publication est prévue pour le 2e semestre 2025.
[1] Francis BERTHELOT, « Introduction », Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire, Actes du Séminaire Narratologies contemporaines, Paris, 2005.
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[2] Roman JAKOBSON, « Du réalisme artistique », Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1966, p. 98-108.
[3] Tzvetan TODOROV, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 29. Dans Teorías de lo fantástico, David ROAS précsise : « quedarían fuera de tal definición muchos relatos en los que, lejos de plantearse un desenlace ambiguo, lo sobrenatural tiene una existencia efectiva […]. Claro que según la clasificación de Todorov habría que situar estos relatos dentro del subgénero de lo “fantástico maravilloso”, pero es evidente que nada hay en ellos que podamos ligar con el mundo de lo maravilloso. La transgresión que define a lo fantástico solo se puede producir en relatos ambientados en nuestro mundo, relatos en los que los narradores se esfuerzan por crear un espacio semejante al del lector ». Madrid, Editorial Arco Libros, 2001, p. 18.
[4] Ainsi le lecteur peut-il se demander, selon le (con)texte s’il n’est pas face à un rêve, une hallucination, un trucage, l’effet de drogues, le délire, entre autres.
[5] Voir les travaux de Carmen ALEMANY pour la notion de « lo inusual ».
[6] On ne peut les mentionner toutes, et là n’est pas l’intention, mais on songe aux Argentines Samanta Schweblin (et sa prédilection pour l’insolite) et Mariana Enríquez, représentante du « nuevo gótico » et considérée comme « la reina del terror » ; aux Mexicaines Amparo Dávila et Cecilia Eudave, à Liliana Colanzi en Bolivie, Solange Rodríguez et Mónica Ojeda en Équateur, Michelle Roche Rodríguez au Venezuela, Jacinta Escudos au Salvador…
[7] Françoise AUBÈS, « Avant-propos », Engins, machines et cyborgs : « science-fiction » en Amérique latine, Crisol n° 19, (F. Aubès dir.), 2015. https://crisol.parisnanterre.fr/index.php/crisol/issue/view/11
On pourra consulter les travaux incontournables de Teresa LÓPEZ-PELLISA, notamment le deuxième volume de Historia de la ciencia ficción latinoamericana, coordonné avec Silvia KURLAT ARES : Desde la modernidad hasta la posmodernidad, Madrid, Iberoamericana, Frankfurt am Main, Vervuert, 2021.
[8] Pour n’en citer que quelques-uns, José B. Adolph dont le rôle a été capital dans la science-fiction au Pérou, Daniel Salvo et le plus jeune Poldark Mego ; Carlos Gardini en Argentine, Jorge Baradit au Chili, Gerardo Horacio Porcayo et Gabriel Trujillo Muñoz au Mexique, Luis Carlos Barragán en Colombie (qui produit du new weird et s’intéresse aux corporalités trans et queer) ; à Cuba, José Miguel Sánchez Gómez, alias Yoss, Álex Padrón et Vladimir Hernández, représentant parmi d’autres du cyberpunk cubain. Les exemples d’autrices ne manquent pas non plus, notamment l’Argentine Angélica Gorodischer et la Cubaine Daína Chaviano, mais aussi Fernanda Trías en Uruguay, Tanya Tynjälä au Pérou et tant d’autres…
La plupart des éléments typologiques étaient empruntés à Francis BERTHELOT, op.cit.
[9] Anne BESSON, Évelyne JACQUELIN (dir.), « Présentation scientifique », Poétiques du merveilleux. Fantastique, science-fiction, fantasy en littérature et dans les arts visuels, Artois Presses Université, 2015, p. 10.
[10] Francis BERTHELOT, op. cit. Parmi les sous-genres du fantastique, figurent l’insolite ou l’étrange, le gothique, l’épouvante, l’horreur et le gore. Concernant le merveilleux et/ou la fantasy, on trouve les contes, l’heroic fantasy, la high fantasy, la fantasy urbaine, le réalisme magique. La SF se décline en uchronie, space opera, politic fiction, speculative fiction, hard science, cyberpunk et steampunk. Le new weird se trouve à la croisée de la SF et de la fantasy, et se prête volontiers à l’horreur.
[11] Ibid. Puis Anne BESSON, Les pouvoirs de l’enchantement. Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, Paris, Éditions Vendémiaire, 2021, p. 33.
[12] Michel VIEGNES, Le fantastique, Paris, Éditions Flammarion, 2006, p. 24 et 25. Puis David ROAS, « Lo fantástico como desestabilización de lo real: elementos para una definición », Ensayos sobre ciencia ficción y literatura fantástica, Teresa López-Pellisa et Fernando Ángel Moreno (dir.), Madrid, Asociación Cultural Xatafi y Universidad Carlos III, 2008, p. 94.
[13] Anne BESSON, op. cit., p. 73.
[14] Nous citons Thierry JANDROK, « Psychodynamique du merveilleux : fictions et réalités psychiques », Poétiques du merveilleux, op. cit. Puis Jean-Paul ENGÉLIBERT, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, Éditions La Découverte, 2019, p. 11.
[15] Ces littératures s’ouvrent volontiers au registre tératologique et au bestiaire, un terme que l’on retrouve d’ailleurs dans un certain nombre d’intitulés.
[16] Vincent JOUVE, La lecture, Paris, Hachette, 1993, p. 13.
[17] Que penser, du reste, de la mobilisation civique ou des affrontements militants que génèrent, dans certains milieux, la fantasy et la science-fiction ? Voir Anne BESSON, op. cit..
[18] Les études sur certains genres de l’imaginaire dans les littératures hispano-américaines ont donné lieu à quelques travaux en France, particulièrement le fantastique et la science-fiction, mais on ne trouve guère de travaux se concentrant sur la fantasy ou s’ouvrant aux trois genres simultanément.
[19] Une première approche de ces textes laisse apparaître une prédominance de la solitude et de l’incommunication, notamment dans la sphère familiale, dysfonctionnelle et oppressive, les silences au bord du cri, jusqu’aux sujets tabous ; les violences, faites aux femmes et par les femmes, ou émanant d’un contexte social et économique aliénant ; le féminin donc, le corps et la sexualité, parfois polymorphe, la folie, le monstrueux en lien avec les relations humaines.
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