La nuit de la capitale espagnole et sa représentation dans la littérature et dans les arts, est une question absente de l'historiographie. Pourtant, la nuit madrilène est un cadre culturel de réflexion indiscutablement privilégié. « Chispero », dans son histoire du Teatro Apolo 2, parle des Madrilènes nocherniegos, et du nochenierguismo comme d'une seconde nature des Madrilènes – un cliché tenace qui perdure jusqu'à aujourd'hui. Dès le XIXe siècle, les nuits de la capitale sont réputées pour ses théâtres, ses cafés (ou cabarets), ses tertulias, casinos, bordels et buñolerías (dans cet ordre de l'occupation de la nuit, jusqu'au matin). Le « ludique nocturne » (Alain Cabantous) caractérise Madrid, telle est l'image qui se forge de la capitale espagnole aussi bien à l'extérieur du pays – pensons aux vers de Musset « Madrid, princesse des Espagnes, / [...] Par tes belles nuits étoilées, / Bien des senoras long voilées / Descendent tes escaliers bleus. [...] Un compliment sur sa mantille, / Puis des bonbons à la vanille / Par un beau soir de carnaval » (Premières poésies, 1829) – qu'à l'intérieur de la Péninsule, comme en atteste la zarzuela Noche de verano. La verbena de la Paloma, créée pour l'Apolo le 17 février 1884, où la vie citadine d'un quartier populaire est en émoi lors d'une chaude soirée, la nuit du 15 août, jour de la sainte Vierge.
Cependant, il conviendrait d'examiner à quel point cette image d'Épinal de Madrid, qui ferait de sa movida nocturne une sorte d'archétype immémorial, s'est forgée tout au long de son passé récent, et correspond éventuellement à la période que l'on pourrait qualifier de « passage à la modernité ». Cette recherche a déjà pu faire l'objet de plusieurs ouvrages qui se sont penchés sur la conjonction entre la nuit et les transformations urbaines dans les grandes métropoles de la révolution industrielle. À ce titre, la pénétrante Histoire de la Nuit à Paris au XIXe, dressée par Simonne Delattre dans Les Douze heures noires, est un ouvrage pionnier qui construit une subtile réflexion sur la société post-révolutionnaire parisienne et ses ambiguïtés.
La Nuit n'a en revanche fait l'objet d'aucune recherche dans la Péninsule. L'enjeu de l'étude, pour ces journées concernant l'Espagne contemporaine, est de confronter l'image fantasmée de la vida de noche madrilène, le gusto a la nocturnidad et lacostumbre de nocturnear, décrits par « Chispero », à la réalité urbaine et sociologique de la capitale, une ville qui passe de 217 000 habitants en 1843 à 1 million de citadins à la veille de la guerre civile. Les abîmes nocturnes sont palpables dans la presse, les archives policières, les arrêts municipaux, la réglementation des lieux de loisirs, mais aussi dans certains récits de la Bohemia et sur les scènes des théâtres.
En ce sens, nous soupçonnons qu'il existe, malgré des parallélismes indéniables, de profondes différences entre les métamorphoses de la nuit dans ce que Walter Benjamin avait défini comme « la capitale du XIXe siècle », et les atavismes d'un pays qui, de son côté, « rate le coche » de l'industrialisation (Vázquez Montalbán). Si le réel se définit sur la base des circonstances matérielles et concrètes qui en délimitent les pratiques et les représentations, il faudrait d'abord interroger, dans le paysage nocturne madrilène, les persistances d'un imaginaire romantique qui tend à y déceler le charme d'un « ensorcellement » (embrujo) archaïque, afin de le confronter aux rythmes quotidiens d'une nuit par définition multiple et contradictoire. Mais, d'autre part, si l'on conçoit que la nuit est l'un des territoires les plus affectés par les transformations de la société capitaliste, nous pourrions également parvenir à nuancer l'image désuète de ce poblachón manchego, ainsi que la picaresque festive de ses habitants.
Ce projet d'étude ne consiste donc pas à reproduire un schéma déjà employé pour d'autres contextes, mais à s'en inspirer afin de circonscrire une problématique spécifique. La période étudiée va de l'installation de l'éclairage des rues au gaz à l'installation généralisée de l'électricité (de l'année 1840 à l'année 1936). Il s'agirait donc d'analyser à quel point la « nocturnité » (Alain Cabantous) madrilène, à l'heure où s'estompent les effluves du romantisme, participe des grands courants de la modernité, ou au contraire reste ancrée dans une sorte d'indolence nocturne en opposition aux labeurs du jour. Mais si le « décalage » de la nuit peut devenir la métaphore de ce retard par rapport aux grandes transformations urbaines, il devient également le territoire où se jouent les fantasmes des avant-gardes (au terme de la période analysée), qui rêvent d'une nuit bariolée de lumière et de vitesse (pensons à la fameuse Gran Vía), semblable au spectacle des grandes métropoles cosmopolites. Le choix des bornes chronologiques délimite volontairement une période longue, aux changements temporels forts, dans le dessein de privilégier l'analyse diachronique et de dégager des axes de réflexion contrastés.
Ce colloque propose une réflexion interdisciplinaire se situant au croisement de plusieurs approches possibles (littérature, histoire de l'art, histoire sociale, histoires des mentalités, des émotions et des sensibilités), dans le sillage de l'histoire culturelle du contemporain qui prône une « histoire de la culture sensible » (Alain Corbin). Il fera également l'objet d'une collaboration avec l'Université Carlos III, en particulier avec l'équipe de littérature du Département de Humanidades, où se dérouleront les séances de la deuxième journée. Les sujets d'analyse se distribueront selon quatre axes principaux, visant à relier les pratiques quotidiennes à leurs représentations. Tout d'abord, un temps de réflexion consacré au quotidien de la nuit et aux modes de vie nocturnes — où l'étude du maillage de la capitale et des pôles de sociabilité occupera une place importante —, interrogera les transformations de la modernité. Pour la journée suivante, une réflexion sera d'abord menée sur les représentations artistiques (peinture, littérature), convaincus pourtant que l'esthétique ne se contente pas de refléter certaines pratiques, mais façonne la perception et l'appréhension du réel par le biais de l'imaginaire. Enfin, apparenté aux loisirs, mais nécessitant une approche particulière, nous aborderons l'univers des spectacles.
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