Ce colloque se propose d’apporter de nouveaux éléments à une réflexion sur la relation entre mémoire et histoire liée aux expériences de domination – colonialisme et dictatures – dans le contexte des espaces (ex)impériaux des mondes ibériques contemporains.
Cet objectif reflète l’intérêt croissant pour le passé colonial et dictatorial qui s’est manifesté au cours des deux dernières décennies et qui est étroitement associé aux revendications mémorielles des collectifs constitués par les victimes de ces régimes et leurs descendants. Autour de la reconnaissance des traumatismes historiques et des discriminations durables, non seulement sont apparues des controverses entre détracteurs et défenseurs des régimes en question, mais l’historiographie et, plus généralement, les sciences sociales et humaines ont aussi été sollicitées pour prendre position dans le débat. Ce contexte a favorisé la réception du courant transdisciplinaire des études postcoloniales (littérature, philosophie, histoire, anthropologie et sociologie) et suscité de nouveaux questionnements et conceptualisations en dehors du contexte anglophone auquel il avait initialement été associé.
Les apports critiques ont permis de surmonter les limites de ce courant. L’idée d’espaces (ex)impériaux mise en avant dans ce colloque s’inspire de la façon dont certains historiens ont décloisonné la séparation entre histoire métropolitaine et coloniale en considérant leurs relations transversales. En même temps, considérer les rapports ambigus que ces espaces entretiennent avec les États-nations offre l’opportunité de sortir d’un certain nationalisme méthodologique pour écrire des histoires connectées. Dans la mesure où la signification du « post » reste indissociable de l’idée d’une rupture, nous lui avons préféré le préfixe « ex », marquant ainsi le défi consistant à penser l’imbrication complexe du passé impérial dans le contemporain.
La situation de domination commune aux contextes coloniaux et dictatoriaux sera ici abordée sous le prisme de ce que nous appellerons l’archive sensible. Ce qui est ici en question c’est un travail qui concerne les mémoires intimes, individuelles, familiales et domestiques, un travail qui, en ce sens, se confronte avec des vérités émotionnelles comme source de savoir. Jusqu’ici largement ignorée ou sous-évaluée, l’archive sensible nous paraît particulièrement pertinente pour aborder les structures de domination politique, sociale et culturelle, propres aux cadres dictatorial et (ex)impérial considérés comme des ensembles instables travaillés par des contradictions, tensions et ambigüités. Nous partons de l’hypothèse que cette instabilité est liée à la forte charge émotionnelle à laquelle sont liées, sur le plan symbolique et pratique, les logiques d’inclusion/exclusion, d’identification/différenciation et d’intégration/ségrégation, relatives au genre, à la classe ou à la race. Une telle perspective permet d’analyser les agissements des acteurs intégrés ou confrontés à ces systèmes d’une façon plus nuancée que les catégories conventionnelles de domination, soumission et résistance ne le permettraient. Cette vision différenciée permet également de développer un regard novateur sur les usages mémoriaux au présent, en ouvrant vers d’autres dispositifs que ceux visant à une instrumentalisation patrimoniale, monumentale ou revendicative de la mémoire.
De ces options découle un deuxième volet d’analyse : penser l’apport et le rapport de ces sources à l’historiographie. Nous partons du postulat que ces documents constituent un élément indispensable à l’explication des phénomènes historiques. Plus encore, l’archive sensible offre un éclairage original sur le rôle des individus et des acteurs dans les processus historiques, dimension souvent délaissée par l’historien du fait de l’héritage positiviste qui oppose discours et affect, subjectivité et vérité. L’archive sensible n’invite pas tant à privilégier l’affect contre le savoir mais à mettre en question cette séparation. L’idée n’est pas d’envisager la charge émotionnelle de ces documents comme un obstacle à l’analyse, ce qui favoriserait une démarche où la mémoire du témoin chercherait à se substituer à l’historiographie. Nous la considérons au contraire comme révélatrice d’un savoir pratique, faisant partie d’une histoire circonstancielle, ancrée dans un temps hétérogène, ce qui suppose la prise en compte de sa valeur épistémique.
Le colloque se veut interdisciplinaire dans les approches et à travers les contributions croisées de chercheurs, cinéastes et artistes : histoire, politique, littérature, arts visuels, cinéma seront appelés à créer des ponts et à entrelacer les regards sur le travail des mémoires singulières dans leur rapport aux histoires communes.
|