Les mondes possibles à l’aube du XXIe siècle : de la théorie littéraire à de nouvelles réalités
Université de Pau et des pays de l’Adour
Pau, le jeudi 19 novembre 2020
Journée d’étude organisée par l’UR ALTER
Craindre ou fantasmer le « monde d’après », bannir ou regretter le « monde d’avant », les temps de crises et de pandémies nous incitent à porter un regard critique sur le monde que nous habitons : de la peste noire au coronavirus, en passant par la grippe espagnole ou le choléra, ces crises apportent leurs lots d’interrogations, de projections imaginaires, et elles autorisent à concevoir des bouleversements exceptionnels par lequel le « possible » deviendrait « réel ».
Et il arrive effectivement que les « mondes possibles », généralement confinés dans des univers de fiction ou de science-fiction, débordent leurs propres limites et acquièrent a posteriori une valeur anticipatrice saisissante. Que n’a-t-on redécouvert avec étonnement, à la lumière de l’épidémie de Covid 19, le roman de Dean Koontz, The Eyes of Darkness (1981), relatant l’histoire d’une arme biologique créé dans un laboratoire chinois de Wuhan, une origine justifiant le nom de Wuhan-400 donné à ce virus létal ? Ou encore Pandemia (2015), le scénario catastrophe de Franck Thilliez imaginant une pandémie de grippe qui ressemblait à s’y méprendre au coronavirus ? Que dire par ailleurs du roman post-apocalyptique de Deon Meyer, L’année du lion (Fever, 2016) ou du jeu vidéo Resident Evil – dans un autre registre de mondes parallèles –, où les expériences génétiques menées par la multinationale Umbrella Corporation faisaient naître un virus mortel qui transformait ses victimes en morts-vivants ?
Dans ces cas spécifiques, les « alternatives crédibles aux mondes réels » (Pavel), longtemps perçues comme des univers autonomes, brouillent les frontières entre le réel et le fictionnel. Qu’elles soient ludiques, apocalyptiques ou dystopiques, elles accentuent un mouvement général de désorientation lié à l’émergence de nouvelles réalités, concomitantes à la prolifération de créations transmédiatiques et à la révolution numérique des années 1990. Le tournant technologique et digital ayant résolument désenclavé les champs du fictionnel – ne serait-ce, par exemple, qu’en invitant les usagers des cyberespaces à incarner des personnages virtuels et à interagir dans des espaces ludiques –, était réactualisé un débat ancien sur les « mondes possibles », dont les fondements philosophiques avaient nourri le champ des théories littéraires de la fiction avant de s’étendre avec vigueur, plus récemment, aux domaines de la culture visuelle. De fait, cette réactualisation montre que les mondes possibles ont la vie dure.
En effet, les théories philosophiques sur les mondes possibles, dont Leibnitz est le père fondateur et auxquelles des logiciens comme Saul Kripke ont accordé une place fondamentale, ont nourri une réflexion foisonnante sur leur application dans le champ des études littéraires, avant d’investir celui, bien plus large, de la fiction, que celle-ci soit ou non littéraire, au tournant des années 1990 et au début du XXIe siècle. Dès la fin des années 1980, Thomas Pavel est soucieux d’adapter le concept de monde possible à la théorie littéraire, afin de réhabiliter la référentialité de la fiction. La théorie littéraire des mondes possibles permet en effet de redonner des lettres de noblesse au contenu référentiel du texte et au statut ontologique du personnage, bien mis à mal par le formalisme et le structuralisme qui prônent la clôture du texte. Un monde fictionnel peut ainsi être considéré comme une alternative du monde réel, représentant donc un monde possible. Il ne s’agit pas pour autant de revenir à une théorie mimétique de la littérature fondée sur l’illusion référentielle. Thomas Pavel, souvent cité pour sa contribution à la théorie littéraire des mondes possibles, appartient en fait à une constellation de critiques et de théoriciens qui ont largement exploré les frontières entre les mondes réels, les mondes fictionnels et les mondes possibles. On pourra ainsi s’inspirer des travaux de Lubomir Doležel, d’Umberto Eco, de Ruth Ronen et de Marie Laure Ryan ou, en France, de Françoise Lavocat, Richard Saint-Gelais et Jean-Marie Schaeffer. Comme en témoigne la bibliographie ci-dessous, on ne peut dresser ici un état des lieux exhaustif des études sur les mondes possibles. On note cependant des constantes ou des questionnements récurrents relatifs à la définition de ces mondes conçus généralement, de Saul Kripke à Kendall Walton, comme « complets » et « consistants », fondés sur les principes de causalité et de non contradiction, caractérisés aussi par l’« accessibilité » (Marie Laure Ryan). La définition qu’en donne Françoise Lavocat paraît aussi claire que synthétique :
« Si la définition la plus rigoureuse des logiciens, de monde possible comme ‘ensemble de propositions’, n’est pas retenue par tous, nous avons généralement compris ‘un monde possible’ comme un état de choses alternatif, défini par l’œuvre, qui devient le monde de référence du lecteur ou du spectateur à partir duquel sont accessibles d’autres mondes possibles, actuels ou fictionnels. » (Avant-propos à La théorie des mondes possibles, 2010).
Pour Françoise Lavocat, c’est cette notion de « mondes de référence » qui permet d’échapper à la théorie mimétique. Marie Laure Ryan, quant à elle, perçoit l’œuvre comme le « monde textuel réel » à partir duquel irradient les différents mondes (« textual possible worlds ») des personnages qui ne sont pas de simples constructions générées par le texte. Les théories littéraires des mondes possibles permettent aussi de mettre en lumière le brouillage des frontières entre les différents niveaux diégétiques qui est généralement désigné comme métalepse. Les personnages circulent non seulement entre les mondes réel et fictionnels, mais aussi d’un monde fictionnel à un autre, au sein de la « trans-fiction ».
Fictionnalité et littérarité étant deux notions bien distinctes, on voit assez systématiquement s’opérer un glissement entre le champ des études littéraires et celui, bien plus étendu, de la fiction. L’application de la sémantique des mondes possibles révèle une certaine flexibilité qui participe à sa réactualisation et concerne désormais un large éventail d’univers :
« […] PW (Possible Worlds) theory is particularly well-suited to account for the experience of transporting oneself into imaginary worlds, whether textual, visual, or digital, and to explain how life in these worlds can become, for some of their members, more real than RL (real life)! » (Marie Laure Ryan and Alice Bell, Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, 2019, p. 15).
Dans Définir la fiction (2011), Olivier Caïra distingue trois grands types de fictions : les mondes alternatifs, les jeux de simulation (jeux de rôle, jeux vidéo par exemple) et les fictions axiomatiques (par exemple les fictions logico-mathématiques). En élargissant le terrain de la fiction, Caïra permet aussi d’enrichir la réflexion sur les mondes possibles, tout comme Anne Besson dont l’ouvrage, Constellations: des mondes fictionnels dans l’imaginaire contemporain, se trouve au carrefour des théories de la fiction et des cultural stories, bien qu’elle ne décrive les mondes possibles que comme une métaphore spatiale pour les œuvres de fiction : « Parler de ‘mondes possibles’ à partir d’œuvres fictionnelles, c’est faire référence à la fois à un topos littéraire passablement éculé, mais dont la pérennité mérite d’être soulignée et interrogée, et à une tradition philosophique elle-même revivifiée par la théorie littéraire » (p. 27). Il est clair que la recherche sur les mondes possibles ne peut être que régénérée par l’intérêt pour ce qu’elle nomme « les mondes alternatifs multimédiatiques qui forment le socle de réalités partagées » (p. 46). En effet, ces univers partagés sont le théâtre de l’immersion du lecteur suscitée par ce que Marie Laure Ryan nomme le « recentrement » dans le monde fictionnel. Dans les cultures médiatiques contemporaines, le lecteur ne se contente pas de s’immerger, il devient aussi acteur et créateur. La dimension ludique n’occulte pas la dimension parfois cognitive et réflexive, tant il semble pertinent d’étudier dans quelle mesure ces nouvelles réalités virtuelles peuvent servir de cadre à une réflexion toujours renouvelée sur les mondes possibles. En ce début tourmenté du XXIe siècle marqué par les disaster studies, il est en effet courant d’entendre que la réalité a dépassé la fiction anticipatrice ou que certains modes possibles sont aussi, finalement, devenus réels.
Ce panorama théorique ne vise pas tant la complétude qu’il ne cherche à définir les champs d’applications ouverts aux mondes possibles, et à réactiver, depuis notre contemporanéité, des questionnements déjà anciens, que nous envisagerons à travers des cas spécifiques au XXIe siècle.
Parmi les champs d’applications possibles, nous accueillerons tout corpus dont la finalité est de « faire monde », tel que :
- Les fictions romanesques, les mondes possibles de la fiction.
- Les ensembles littéraires ou audiovisuels se revendiquant comme monde, développés dans un média unique ou dans un espace multimédiatique, pouvant donner lieu à des produits dérivés multiples.
- Les grands genres de l’imaginaire : science-fiction, fantastique, fantasy, medfan…
- Les ensembles polytextuels, les séries transfictionnelles, les cycles mondes, les fictions à la chaîne, et les expansions.
- Les métavers ou mondes virtuels fictifs, les réalités virtuelles (VR) et les réalisations médiatiques favorisant l’immersion active et la participation ludique des usagers (qu’ils soient lecteurs ou spectateurs).
- Les constellations, multivers ou univers multiples.
Les contributions pourront revenir sur les conditions d’existence des mondes possibles, à travers les questionnements suivants :
- Quelles sont les modalités de création et de développement des mondes possibles ?
- Les mondes possibles peuvent-ils obéir à une autonomie stricte, qui justifierait les qualificatifs de mondes « parallèles » ou « alternatifs » présents sous la plume de nombres théoriciens ? Ont-ils vocation à développer une existence complète, sinon exhaustive, et des normes de fonctionnement propres, qui entretiendraient un simple rapport de contiguïté avec notre univers de référence ?
- Peut-on au contraire – si l’on observe que la théorie des mondes possibles a émergé de questionnements portant sur la mimesis –, envisager une forme de continuité entre monde référentiel et mondes possibles ?
- Le cas échéant, il conviendrait de définir une échelle de perméabilité avec le monde référentiel (une distance plus ou moins importante avec celui-ci), d’analyser la reproduction imaginaire de structures ou de modèles issus de l’univers référentiel…
- … ou d’évaluer, dans l’autre sens, la capacité anticipatrice des mondes possibles, susceptibles d’incarner rétroactivement de nouvelles réalités ou d’apposer leur sceau sur le réel.
Il s’agira également, face au développement exponentiel de ces mondes imaginaires, de mesurer les enjeux techniques, esthétiques et éthiques qu’ils recouvrent de nos jours, qu’ils soient anxiogènes ou sécurisants, qu’ils aient valeur de refuge ou de sanctuaire ou soient à l’inverse synonymes de dystopie ou de lieu à fuir à tout prix.
Peut-on finalement penser les mondes possibles en terme d’utilité et les envisager comme des espaces transitionnels, comme des passerelles permettant de nous ajuster à de nouveaux paysages ontologiques ?
Informations générales
La journée d’étude « Les mondes possibles à l’aube du XXIe siècle » s’intègre dans le projet scientifique de l’unité de recherche ALTER (Arts/Langages Transitions & Relations) de l’UPPA, et notamment dans celui de l’équipe 3, « Sujets, représentations, sociétés ».
Elle sera organisée, en principe, sur le campus de Pau (Université de Pau et des pays de l’Adour), le jeudi 19 novembre 2020, et son déroulement se fera en présentiel ou en semi-présentiel (par visioconférence), en fonction des impératifs sanitaires du moment.
Le domaine d’étude embrassera aussi bien les productions littéraires qu’artistiques des sphères géographiques et linguistiques francophones, anglophones, hispaniques, lusophones et germaniques, le laboratoire ALTER étant pluridisciplinaire.
Les propositions de communication, comportant un titre, un résumé (environ 400 mots) et une liste de 5 mots-clefs, sont à envoyer avant le 18 octobre 2020 à Françoise Buisson () et Pascale Peyraga ().
Merci de bien vouloir indiquer vos nom(s), prénom(s), coordonnées postales et électroniques, ainsi que votre organisme de rattachement et de joindre une brève notice bio-bibliographique incluant les éléments marquants de votre production scientifique (6 à 8 lignes maximum)
Les interventions se feront en français. La journée d’étude donnera lieu à une publication, après évaluation des articles par un comité de lecture.
Si la journée d’étude est maintenue sur le site de Pau, en présentiel, les frais d’hébergement des intervenants extérieurs (une nuitée) seront pris en charge par le comité organisateur.
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