Fragments d’un discours amoureux dans la littérature et le cinéma du monde hispanique
Sous la direction de : Geneviève Fabry et Audrey Louyer
« La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. Ce discours est peut-être parlé par des milliers de sujets (qui le sait ?), mais il n’est soutenu par personne ; il est complètement abandonné des langages environnants : ou ignoré, ou déprécié, ou moqué par eux, coupé non seulement du pouvoir, mais aussi de ses mécanismes (sciences, savoirs, arts). Lorsqu’un discours est de la sorte entraîné par sa propre force dans la dérive de l’inactuel, déporté hors de toute grégarité, il ne lui reste plus qu’à être le lieu, si exigu soit-il, d’une affirmation. Cette affirmation est en somme le sujet du livre qui commence ».
L’on reconnaîtra dans cette épigraphe l’exergue du livre inoubliable de Roland Barthes – Fragments d’un discours amoureux- qui inspire directement la thématique du dossier du n°14 de Savoirs en prisme. L’on pourrait objecter que le discours amoureux est moins seul aujourd’hui que dans les années ‘70, puisqu’il a fait l’objet de travaux importants de la part de sociologues comme Eva Illouz ou de philosophes comme Alain Badiou. L’accent mis, dans les travaux récents en études culturelles, sur la dimension affective (affective turn), ne viendrait-il pas également démentir cette conception héritée de Roland Barthes qui nous donne à voir un discours amoureux fragmenté, précaire et esseulé ?
Il convient effectivement de resserrer l’hypothèse qui guide l’argumentaire de ce dossier. On avancera l’idée que le traitement actuel de l’amour dans la littérature et le cinéma est au cœur d’une problématique complexe qui, en première analyse, semble déterminée par trois éléments-clés. Le premier souligne l’actualité du fragment. Les grands intertextes mythiques de la passion amoureuse semblent refluer dans la littérature contemporaine pour céder la place à un sujet, féminin ou masculin, à la recherche de son désir et exposé aux exigences de l’autonomie individuelle et de la reconnaissance sociale, en tension, voire en contradiction avec l’inconditionnalité qui est au cœur, d’une façon ou d’une autre, de l’expérience amoureuse. Le fragment engage à configurer de nouvelles temporalités plus étroitement liées au présent, fût-il désenchanté. Le fragment tourne le dos également au récit, subvertit les moments épiphaniques ou tragiques de la passion (passion-rencontre-union-séparation-mort) pour en souligner des aspects plus quotidiens et plus partiels.
Comme corollaire de ce qui précède, on peut déterminer un second élément-clé dans les textes contemporains : il concerne la montée en puissance d’un discours de l’intime. Dans un essai publié en 2013, intitulé De l’intime. Loin du bruyant amour (Grasset), François Jullien s’efforce de penser la question amoureuse à partir du noyau conceptuel qu’est l’intime. L’intime est marqué non par l’équivoque (entre eros et agapé, corps et âme), mais par l’ambigüité de deux sens impossibles à distinguer : l’intime est à la fois de l’ordre du spirituel et du sensuel. Il ouvre à l’intériorité la plus profonde (c’est là le sens étymologique du terme, intimus : le plus intérieur) tout en ouvrant un espace intersubjectif par excellence, où l’autre ne peut être réduit au statut d’objet du désir : c’est la relation qui est alors intime. Au contraire, dans l’amour passion, l’autre est trop souvent l’objet qui vient combler, souvent temporairement, mon désir, dans une course sans fin et in fine mortifère. Denis de Rougemont avait étudié, dans L’amour et l’Occident, à quel point ce lien entre amour et mort a structuré l’imaginaire amoureux occidental faisant de Tristan et Yseult des modèles de l’art d’aimer, alors qu’ils sont épris, non tant l’un de l’autre, que de l’amour lui-même et de son discours. Voici pourquoi l’amour passion est « bruyant », englué dans une narration mythificatrice qui toujours, directement ou indirectement, finit par exalter la mort. A l’opposé, l’intime est discret et ne s’appuie pas sur le ressort mythique. Plus fondamentalement encore, il est rétif au romanesque. Selon Jullien, l’intime pose un problème au romancier car l’intime serait le contraire de l’intrigue : il serait une percée subtile, étrangère parfois aux enchaînements propres à la narrativité. Claude Habib, dans un dialogue très nourri avec le livre de Jullien, Le goût de la vie commune (Flammarion, 2014), ira encore plus loin que Jullien dans sa conception de l’intimité amoureuse en disant qu’elle est constitutivement liée à l’ennui et à la durée. Aimer vraiment quelqu’un, ce n’est pas lui demander de combler mon ennui (demande impossible à satisfaire dans la durée) mais de pouvoir ensemble traverser des phases d’ennui, qui rythment l’existence comme le ressac de la mer. Rétif au romanesque, l’intime serait-il désormais plus proche d’une diction poétique ?
Le présent dossier voudrait mettre ces hypothèses et questionnements à l’épreuve d’œuvres littéraires ou cinématographiques. On souhaite mettre l’accent sur un corpus récent (1970-2020) appartenant au monde hispanique mais des éclairages faisant intervenir des textes plus anciens ou issus d’autres traditions culturelles (et abordés d’un point de vue comparatiste) sont les très bienvenus. L’on souhaite également favoriser une approche interdisciplinaire du discours amoureux en mobilisant des savoirs issus de la philosophie, de l’histoire, des études de genre, de la sociologie, etc. L’on y examinera en particulier les questions suivantes :
- dans quelle mesure l’intimité amoureuse est-elle rétive au grand récit passionnel (tel que décrit par de Rougemont)?; comment s’articule dans ce contexte la tension entre fragment et narrativité ?
- comment émerge cette intimité dans le texte ?, quel type de relations entre personnages met-elle en avant ? (amour, amitié, attachement, soin?),
- quel type d’intertexte est mobilisé dans les fables amoureuses du dernier demi-siècle?
- y a-t-il opposition nette ou articulation entre un récit amoureux démythifié et fragmentaire et des réécritures passionnelles (par exemple sur le mode mélodramatique) ?
- comment la réflexion philosophique (Badiou, Jullien, etc.) ou sociologique (Illouz) permet-elle d’éclairer d’un jour nouveau l’expression littéraire ou cinématographique de l’amour ?
Les propositions sont à rendre pour le 15 septembre 2020 et les articles pour le 15 février 2021.
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