“Je falsifie, tu dénatures, il contrefait…”
La fabrique du faux dans les mondes hispaniques
Jeudi 17 octobre 2024
Université de Limoges
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Pour circonscrire l’action du faussaire, il faut conjuguer les définitions de pas moins de trois verbes espagnols : falsificar, falsear, adulterar. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut prendre la mesure de l’opération à laquelle il se livre, qui tient tout à la fois de la fabrication, de la dénaturation, de la fraude et de la corruption. N’est pas faussaire qui veut : le terme ne peut s’appliquer qu’à celui qui, délibérément, cherchera à abuser, à tromper son public en altérant l’authenticité, la forme ou le sens d’un phénomène, l’essence d’une chose ou d’un être. Derrière l’opération de production du faux, il faut donc voir une atteinte aux propriétés définitoires, à ce qui fait l’identité. Le faussaire produit des mensonges, contrevient à un usage, une convention, une autorité, un principe, une norme.
À l’occasion de cette journée d’étude, nous nous intéresserons non pas au résultat de la falsification ou de la contrefaçon, mais à la figure du faussaire, aux mobiles de l’imposture à laquelle il se livre, à la genèse même de sa pratique, ainsi qu’aux enjeux de cette dernière.
Moi qui falsifie, qui suis-je, pourquoi dénaturé-je, comment contrefais-je ? Les réponses à ces trois questions pourront recouvrir les champs de la littérature, des arts, de la linguistique, de l’histoire et de la civilisation des ères hispaniques.
Quelques pistes :
Dans le champ de la création littéraire, on pourra s’intéresser aux déclinaisons de la figure du faussaire, qui traverse aussi bien la littérature classique (on peut songer là aux personnages issus de la picaresca ou encore à la Celestina de Fernando de Rojas) que la littérature populaire, celle-ci abondant en personnages d’imposteurs et de mythomanes. Le thème de la tromperie est également un ressort dramaturgique puissant dans la comedia, et il le demeure dans le théâtre frivole de la fin du XIXe siècle. La littérature contemporaine n’est pas en reste. On se rappellera la manière dont Roberto Bolaño jouait sur les masques de son sinistre protagoniste dans Estrella distante (1996) ou sur le fameux cas d’usurpation qui est au cœur de El impostor (2014), de Javier Cercas.
D’une manière générale, le motif du travestissement et du double, tel qu’il se déploie dans les arts, pourra donner lieu à des développements en lien avec la question de la fraude. Ainsi, dans le cinéma et les productions sérielles ou télévisuelles, la feintise qui caractérise les personnages de villanos constitue un axe d’étude potentiel. Les mises en scène du post-humain pourront également trouver leur place dans cette réflexion, en ce que les modifications apportées à l’humain peuvent être perçues comme possiblement transgressives. Il s’agira alors d’examiner le discours critique de la littérature ou du cinéma espagnols et latino-américains à l’endroit du transhumanisme (on songe par exemple au courant cyberpunk), lorsqu’il s’exprime à travers les agents de ces mutations.
Dans le cadre de la littérature, les stratégies d’écriture visant à ‘se faire passer pour’ ouvrent un champ particulièrement stimulant, que les intentions en soient ludiques ou subversives. On s’interrogera ainsi sur ce qui meut le faussaire lorsqu’il se fait plagiaire, producteur d’écrits apocryphes ou se livre à une quelconque mystification littéraire. Le palimpseste, la parodie et la forgerie pourront aussi intéresser en ce qu’elles relèvent d’une intention de tromper.
En linguistique, le faussaire peut également s'en prendre à la langue en falsifiant volontairement un signifiant et / ou un signifié. L'un et l'autre résultant d'une convention entre les membres d'une communauté linguistique, les fausser, à n'importe quel niveau du système (son, mot, syntagme, phrase, usage), revient à transgresser un interdit et ne peut être sans conséquence.
Une norme linguistique, qu'elle soit phonétique, morphologique, syntaxique, lexicale ou pragmatique, peut ainsi être corrompue sciemment, comme pourront en attester les phénomènes de recréation ou de création formelle ou sémantique à partir de patrons existants (néologismes, recatégorisations ou transcatégorisations, écriture inclusive, féminisations, modernisations..., etc.), qui amèneront à questionner les fondements et les visées de ce qui, initialement, semble relever de la falsification. L'écart volontaire par rapport à la règle conduit-il nécessairement à un « faux linguistique » traduisant une simple dénaturation ou n'est-il pas plutôt l'expression d'une évolution naturelle des langues ?
Ces fraudes intentionnelles quant à la façon dont il convient de parler et / ou d'interpréter un énoncé sont par ailleurs un ressort humoristique particulièrement efficace. Les analyses portant sur les processus qui sous-tendent les nombreux « jeux de mots » (calembours, contrepèteries, faux-sens ou contre-sens construits sur des polysèmes ou des homonymes...) subvertissant une convention linguistique seront donc les bienvenus. Ce ludisme est aussi le propre des détournements susceptibles d'altérer toute construction langagière figée ou semi-figée (expressions, citations, proverbes, sigles, acronymes, noms propres...). L'étude des mécanismes à l'œuvre lors de l'élaboration de ces défigements, qui feignent d'être ce qu'ils ne sont pas, sera de ce fait particulièrement opportune. On ne manquera en outre pas de se pencher sur les motivations du faussaire qui, pour citer Victor Hugo (L'Homme qui rit), « brutalise le bon sens », pour bien souvent dépasser le simple jeu du détournement.
En matière d’histoire et de civilisation, on pourra explorer les motivations qui sous-tendent les opérations de falsification, mais aussi analyser leurs effets sur le récepteur et leur influence sur la construction des identités culturelles. Ces subversions posent également la question de la responsabilité éthique de la recherche historique et celle de la préservation de la vérité documentaire.
On propose, à titre d’exemple, les axes d’études suivants :
- Les stratégies discursives du langage totalitaire (Klemperer, 1947 ; Faye, 1972). La rhétorique propagandiste relève d’un véritable travail de faussaire, lequel, en tordant le réel, étouffe toute pensée alternative (réécriture des manuels scolaires, altérations et créations langagières…). Les écrits de Walter Benjamin constituent un jalon important de cette réflexion.
- Les mensonges documentaires. Ils pourront donner lieu à une analyse de la complexité des pratiques frauduleuses dans le travail sur les sources (épigraphie, diplomatie, archivistique…). Il s’agirait d'aborder, de manière critique, les motifs de ces opérations de corruption ou de déformation documentaire. Étudier l’impact de ces falsifications sur la construction de la vérité historique supposerait aussi d’en envisager les implications éthiques ou méthodologiques. Le concept de « Légende noire », élaboré par Julián Juderías dans une étude qui a fait date (1914) pourrait être une illustration de ces déviations. L’examen de la genèse et des enjeux de cette légende, construction historique à l’origine d’un récit qui a conditionné la relation Espagne / Amérique latine et a façonné les identités culturelles serait particulièrement fertile.
- La presse sensationnaliste, qui interroge le rôle des médias dans la distorsion de la vérité. Une approche de cet ordre serait de nature à enrichir la compréhension de la responsabilité des moyens de communication dans la mise en récit de l’histoire, à l’aune de leur influence sur l’opinion publique et de leur impact sur la société. L’analyse critique des narrations médiatiques est en ce sens essentielle à une meilleure appréhension des faits passés, dont l’objectivité est mise à mal par la « post-vérité » (Tesich, 1992) et le « mensonge émotionnel » (Erice Sebares, 2020).
Tous les supports d’étude seront acceptés (archives, discours politiques, œuvres d’art, fictions littéraires et cinématographiques, presse…). Les approches transdisciplinaires auront toute leur place.
Comité d’organisation : Sonia Fournet-Pérot (CeReS, Université de Limoges), Marie-Caroline Leroux (EHIC, Université de Limoges), Gloria Zarza Rondón (CIRLEP, Université de Reims Champagne-Ardenne).
Les propositions de communication (titre et résumé : 250 mots maximum) sont à envoyer à l’adresse avant le 15 mars 2024. Elles seront accompagnées d’une notice biobibliographique de 5-6 lignes (nom, prénom, affiliation universitaire et ou scientifique, thématiques de recherche, une ou deux publications récentes parmi les plus significatives). Les auteur·e·s seront informé·e·s par mail de la décision du comité d’organisation. Les langues de communication acceptées seront le français et l’espagnol et la journée se tiendra en présentiel.
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