Le poème visuel dans les Amériques, XXe-XXIe siècles
Université de Lille, 6-8 avril 2023
Après que Stéphane Mallarmé eut fait de la page « une catégorie poétique » et du poème lui-même une « organisation spécifique du silence » (Dessons 2001), Guillaume Apollinaire, dans L’Esprit nouveau et les Poètes (1917), avait rêvé d’une « synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature » (cité in Bertrand 2002), d’un renouvellement idéal du langage en partie incarné dans l’idéogramme lyrique. La poésie visuelle, que l’on peut définir comme « de la poésie destinée à être vue » (“poetry meant to be seen”, Bohn 1986, 2), ne répond-elle pas à cette invitation ? Fondée sur la « porosité des genres et des matériaux linguistiques et visuels » (Lavergne, Mathios et Rodrigues 2021, 192), elle a pour ambition de dissoudre les dichotomies – espace et temps, écriture et image, noir et blanc, sensibilité et abstraction, je et non-je, scripteur et lecteur (Blanco 2016, 30) – pour mieux nous faire « entre[r] dans l’ouvert, […] images, textes, textes-images » (Gisela Dischner, cité in Chol 2021, 33).
Comme toute poésie expérimentale, la poésie visuelle fait appel à un processus cognitif qui lui est propre (Chol 2021, 34). Dans la mesure où « le texte se donne nécessairement dans un déroulement, l’image en une vision globale », le texte obéissant avant tout « à une chronosyntaxe, l’image à une toposyntaxe », le récepteur de la poésie visuelle doit conjuguer « l’impression première globale » (evidentia) et « une observation analytique » (perspicuitas) (Viala 2002). Depuis l’orée du XXe siècle jusqu’à nos jours, les poètes se sont fait théoriciens, de façon à proposer « différents protocoles pour la poésie visuelle et expérimentale. Cette poésie exige en effet une théorisation permanente [d’]autant que son approche immédiate semble aisée » (Lavergne, Mathios et Rodrigues 2021, 199).
Notre colloque se propose d’aborder cette production singulière sur un temps relativement long, depuis l’impulsion décisive de Mallarmé (Un coup de dés, 1897), Filippo Tommaso Marinetti (“Les Mots en liberté”, Manifeste futuriste, 1912) et Apollinaire (Calligrammes, 1918) jusqu’à aujourd’hui, avec une attention particulière pour les Amériques, qui se sont emparées de ces révolutions venues d’Europe comme d’autant d’opportunités de créer une esthétique propre au continent. En adoptant une focale transnationale, on examinera les pratiques qui informent les circulations et les mutations transcontinentales, transatlantiques (voire globales) du poème visuel américain (au sens large du terme) en tâchant de retracer les dynamiques dialogiques et les mouvements culturels composites, hétéroclites voire contradictoires.
Dans l’héritage hybride de l’imagisme d’Ezra Pound (« A Few Don’ts by an Imagist », 1913) et William Carlos Williams (Spring and All, 1923), des expérimentations typographiques de e. e. cummings (Tulips and Chimneys, 1923) ou de Mina Loy (Lunar Baedeker, 1923), des poétiques de Vicente Huidobro (Horizon carré, 1917), José Juan Tablada (Li-Po y otros poemas, 1920) et César Moro (Raphaël, 1936-37), de la mystique spatialiste d’Octavio Paz (Blanco, 1966), de la poésie aléatoire de Jackson Mac Low (22 Light Poems, 1968), de la concrétion des signes (Haroldo De Campos, Galáxias, 1984), ou encore de la poésie visuelle reliant archive et typographie chez Susan Howe et M. NourbeSe Philip (The Nonconformist’s Memorial: Poems, 1992 et Zong !, 2008), le poème visuel américain traverse le long XXe siècle en questionnant les possibilités visuelles du langage poétique.
À travers les poèmes-objets, le ready made et autres artefacts poétiques, les créations intermédiales continuent à se déployer aujourd’hui dans des expressions et inspirations foisonnantes – minimalistes, de performance, conceptualistes, etc. – qui remettent en scène des objets et processus complexes à la croisée des arts. Seront examinés tant les calligrammes proprement dits, dans lesquels le texte est disposé de façon à figurer « typographiquement et iconiquement un ou plusieurs objets et les idées qu’il évoque », que les « dispositions calligrammatiques abstraites et non-figuratives, par l’espace et la disposition du vers […] et de la lettre » (Bertrand 2002). Trois périodes requerront plus particulièrement notre attention : le surgissement des avant-gardes autour des années 1920, les néo-avant-gardes des années 1960-1970, enfin la période actuelle, depuis le début du XXIe siècle.
Les jeux formels de la poésie visuelle ne sont pas gratuits. En « dissolvant les barrières traditionnelles », le poème visuel tisse un réseau de relations métalinguistiques, tour à tour interplastiques et intertextuelles, « gomme les séparations entre le texte et le monde » (Bohn 8) ; d’où son acuité politique, avec les armes de l’humour. Dans les années 1970, « l’expérimentation du langage pouvant aller jusqu’à sa négation est d’abord un moyen de parvenir à une contestation forte qui est aussi celle du langage du pouvoir et du pouvoir de l’argent » (Chol 32). Enfin, la poésie visuelle peut aussi avoir des implications métaphysiques, selon la formule de Marina Tsvetaïeva, en assignant à la poésie la fonction d’« asservir le visible pour servir l’invisible » (cité in Blanco 216, 128).
Conférenciers pléniers confirmés: Rae Armantrout, poète étatsunienne, Professor of Poetry and Poetics, University of California, San Diego ; Alberto Blanco, poète et artiste visuel mexicain, Prix Xavier Villaurrutia 2017.
Propositions
Les propositions, en français, espagnol ou anglais, d’une longueur de 2000 signes maximum (espaces comprises), sont à faire parvenir, accompagnées d'un très bref curriculum vitae (une page maximum), avant le 13 octobre 2022 à l’adresse suivante : .
Comité d’organisation
Hélène Aji, École Normale Supérieure PSL
Nathalie Galland, Université de Bourgogne
Paul-Henri Giraud, Université de Lille
Antonia Rigaud, Université Sorbonne Nouvelle
Comité scientifique
Hélène Aji, École Normale Supérieure PSL
Nathalie Galland, Université de Bourgogne
Paul-Henri Giraud, Université de Lille
Anne Reynès-Delobel, Aix Marseille Université
Antonia Rigaud, Université Sorbonne Nouvelle
Modesta Suárez, Université Toulouse 2 Jean Jaurès
Références bibliographiques
APOLLINAIRE, L’Esprit nouveau et les Poètes (1917), Gallimard, 1997.
--- Calligrammes, 1918, Gallimard, 2014.
BERTRAND, Jean-Pierre, « Calligramme », in Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES et Alain VIALA (dirs.), Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 69.
BLANCO, Alberto, El canto y el vuelo, Ciudad de México, Andante, 2016.
BOHN, Willard, The Aesthetics of Visual Poetry. 1914-1928, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.
CAGE, John, Empty Words, Middletown, CT, Wesleyan University Press, 1979.
CHOL, Isabelle, « Poésie visuelle, poésie expérimentale. Petit parcours d’une caractérisation in(dé)finie », in Lucie LAVERGNE, Bénédicte MATHIOS et Daniel RODRIGUEZ, éd., Poésie visuelle : l’expérimentation en question(s), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2021, p. 25-39.
CUMMINGS, Edward Estlin, Tulips and Chimneys (1923), New York, Liveright, 1996.
DE CAMPOS, Haroldo, Galáxias, Editora 34, 2004 [1984].
DESSONS, Gérard, « Espace du poème », in Michel JARRETY (dir.), Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, Paris, PUF, 2001, p. 246.
HOWE, Susan, The Nonconformist’s Memorial: Poems, New York, New Directions, 1992.
HUIDOBRO, Vicente, Horizon carré, Paris, Paul Birault, 1917
LAVERGNE, Lucie, Bénédicte MATHIOS et Daniel RODRIGUEZ, « ABC. La poésie visuelle ibérique est-elle toujours expérimentale ? », in id., éd., Poésie visuelle : l’expérimentation en question(s), op. cit., p. 176-212.
LOY, Mina, Lunar Baedeker, Paris : Contact, 1923.
MAC LOW, Jackson, 22 Light Poems, Boston, Black Sparrow, 1968.
MALLARMÉ, Stéphane, Un coup de dés (1897), Paris, Gallimard, 1993.
MARINETTI, Pilippo Tommaso, Manifeste futuriste (1912), Paris, Séguier, 1996.
MOLAS, Joaquim et Enric BOU, La crisi de la paraula. Antologia de la poesia visual, Barcelone, Edicions 62, 2003.
MORO, César, Raphaël, 1936-37
PAZ, Octavio, Blanco, México, Editorial Joaquín Mortiz, 1967.
PHILIP, M. NourbeSe, Zong!, Middletown, CT, Wesleyan University Press, 2008.
POUND, Ezra, « A Few Don’ts by an Imagist », Poetry, 1913.
TABLADA, José Juan, Li-Po y otros poemas, 1920.
VIALA, Alain, « Image », in Paul ARON, Denis SAINT-JACQUES et Alain VIALA (dirs.), Le Dictionnaire du littéraire, op. cit., p. 287.
WILLIAMS, William Carlos, Spring and All (1923), New York, New Directions, 2011.
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