In Memoriam
Pierre-Luc ABRAMSON (1945-2023)
 
Pierre-Luc Abramson n’est plus. Avec lui disparaît un ‘honnête homme’, au sens des Lumières, au terme d’une dizaine d’années de lutte courageuse, faite de montagnes russes, contre le cancer, qui a fini par avoir raison de lui. Une anecdote, qu’on m’a racontée, en dit long sur le savoir-être et le savoir-faire professionnels de Pierre-Luc. Le jour de la rentrée des étudiants de DEA, après quelques salutations, comme chaque année, il s’était tourné vers le tableau et, à la craie, avait inscrit distinctement une huitaine d’intitulés, comme autant de thèmes possibles en matière de culture espagnole et latino-américaine des XIXe et XXe siècles, qu’il laissait, par semestre, au libre choix de ses étudiants. Qui d’entre nous en serait capable aujourd’hui ? Aussitôt les deux thèmes concertés, c’était parti. Naturellement, sans jouer autrement de son savoir qu’à le transmettre, clair, sédimenté… le grand art des grands artistes !
Pierre-Luc n’a pas aimé Bologne – signe de l’Europe des marchands –, si bien qu’après avoir abdiqué à contre-cœur lorsque la Maîtrise devint Master 1, il devint fou de rage lorsque le Diplôme d’Etudes Approfondies, où il excellait, fut appelé à devenir un Master 2 : ‘con perdón’, un « Master B », selon lui ! Plus d’études approfondies, pour un homme dont la culture était sans limite, qui passait, pour ce qui est de notre boutique, d’une rive à l’autre du Charco, de la science politique à l’histoire, la littérature ou la linguistique, mine de rien, avec une égale maestria, c’était un bien mauvais signe : celui du renoncement à la qualité, à la rigueur, au savoir, en un mot, à la culture, désormais parcellarisée, débitée en tranches, de plus en plus fines et indigentes. Pierre-Luc Abramson n’était pas tendre avec les faux-semblants, les magouilles : celles du monde, du pays, de l’université – entre autres, de la sienne, qui le lui a assez scandaleusement ‘bien rendu’ si on ose dire. Au-delà de notre petit monde, un brin de promenade par les hortillonnages d’Amiens me le montra un jour, sans crier gare, parfait botaniste. Il était également connaisseur et amateur d’art, de ski, de voile, navigant l’été sur le lac d’Annecy, dont il va bientôt rejoindre définitivement les rives rudes et merveilleuses.
Pierre-Luc était, comme nous le sommes tous, bourré de contradictions : le bourgeois bien né, qui aimait les bonnes choses et les éditions rares, était un fervent militant de l’utopie fouriériste et fermement encarté à ATTAC. Il pouvait se montrer d’une délicatesse exquise, et tout aussitôt devenir abrupt, cassant. Le libre-penseur n’aimait guère l’État policier, les « lois scélérates » et tout ce qui se rapproche d’un quelconque enrégimentement et de l’exploitation d’autrui. Il avait foi dans l’ascenseur républicain acquis par le mérite. Et par ailleurs, lui qui avait vécu à Fès et à Saltillo (au Mexique), curieux de tout, il aimait à se frotter à l’altérité avec respect et bienveillance. Rien d’étonnant donc à ce qu’il soit revenu dare-dare de son séjour corse, pour y avoir fait savoir un peu trop haut qu’il répugnait au national-indépendantisme et à ses dérives qu’il jugeait ostracisantes et mafieuses.
Pierre-Luc Abramson n’a jamais cherché à faire carrière, si ce n’est qu’à être tel qu’en lui-même : compétence et modestie, lucidité, courage et une belle pincée de surenchère pour faire valoir ses convictions. Il se disait ‘lent’ à l’heure où tout va (trop) vite, où il faut savoir avant d’avoir appris. En revanche, il était très fier que le condensé de sa thèse d’État ait été publié par le Fondo de Cultura Económica mexicain, créé (tout un symbole) à l’arrivée au pouvoir de Lázaro Cárdenas. Particulièrement exigeant avec lui-même, il était quelque peu inadapté à la course à la timbale et à la rentabilisation-marchandisation à tout crin. D’où la règle d’or suivante : on ne pactise pas avec l’ennemi, on n’entre pas dans ses rouages, même dans l’illusion de le bien subvertir ; on le démasque, on le dénonce et on le combat.
Aujourd’hui, comme il y a longtemps déjà, nous, ses collègues et amis, sommes fiers d’avoir fait un bout de route avec lui : il nous a donné, sans y prétendre, des leçons de culture, de rectitude et de courage. À son épouse Chantal, qui l’a fidèlement accompagné au long cours, à ses enfants Sébastien et Frédéric qu’il a poussés à être comme lui sans concessions, nous souhaitons exprimer notre peine et dire notre bien sincère regret que Pierre-Luc nous ait quittés.
 
Christian Lagarde et les collègues du Département d’Etudes hispaniques de l’Université de Perpignan – Via Domitia