ANTONIO FRAILE GARCIA (1949-2015)

Enseignant-chercheur de l'Université d'Angers de 1998 à fin 2013, Antonio Fraile García, nous a quittés le mardi 29 avril, des suites d'une cruelle maladie, à l'âge de 65 ans.

Il était né à Poitiers, en 1949, dans une famille espagnole victime de l'exil républicain. María, sa mère, avait fui l'Espagne à la fin de la guerre et avait été internée au camp de Saint Cyprien. Elle avait par la suite rencontré à Poitiers le futur père d'Antonio. L'identité d'Antonio a constamment été partagée entre l'Espagne et la France. De l'Espagne, il n'a pendant de nombreuses années qu'une image intellectuelle, issue des nombreuses conversations à la maison sur l'exil, les raisons de la défaite, les membres de la famille encore là-bas. C'est en 1965 qu'il peut s'y rendre pour la première fois. Après la scolarité secondaire, Antonio s'inscrit à l'université de Poitiers pour y suivre des études d'espagnol. Autour de la faculté d'espagnol de Poitiers existe un riche réseau de solidarité, de culture, le club d'espagnol de la fac, l'Ateneo, est très actif, la communauté d'espagnols qui réside à Poitiers est dynamique et soudée. À cette époque, pour l'état civil, il s'appelle Antoine, car il a dû choisir la nationalité française, même si à la maison on continue de l'appeler Antonio et que ses proches l'appellent déjà Tonio. Les cours de ses professeurs l'enthousiasment, notamment ceux de Serge Maurel, d'Alain Sicard, ou d'Enric Miret. Reçu au CAPES en 1972, il échoue de peu à l'agrégation, mais en 1991, il sait tirer parti de la création des concours internes, et il passe avec succès l'agrégation interne d'espagnol. Entre temps, après quelques années dans l'académie de Lille, il intègre l'académie de Nantes en 1979, et obtient en 1982 une mutation pour le lycée Henri Bergson, où il enseignera jusqu'en 1998. Dès 1981, il est chargé de cours à la faculté de lettres d'Angers. En 1991, séjournant en Galice à l'occasion d'un échange de poste à poste, il trouve son sujet de thèse, ou plutôt, dit-il, le sujet vient à lui : passionné par la situation de bilinguisme en Galice, alors que le débat sur la normalisation du gallego bat son plein, Tonio se demande alors comment on s'y prend pour être à la fois Galicien et Espagnol, lui qui s'interroge constamment sur le dilemme d'être à la fois Espagnol et Français. Après la reprise d'études supérieures, une fois obtenu le DEA il s'inscrit en thèse à Tours avec Jean-Louis Guereña, et il soutiendra en 1996 sa recherche intitulée Normalisation et politique linguistique en Galice, quels acteurs pour quels enjeux (1983-1993). En 1998, il est recruté comme Maître de Conférences au département d'espagnol d'Angers. Pendant plusieurs années, il poursuit ses recherches sur la Galice, puis il élargit sa focale, pour se construire une identité de chercheur en civilisation espagnole contemporaine. À partir des années 2000, il s'intéresse à l'image, à la mémoire, celle des vaincus. Il travaille notamment les textes du galicien Manuel Rivas. Il s'intéresse aussi au cinéma espagnol du XX° siècle, dont il devient spécialiste. En 2005, il présente son mémoire d'HDR, Maquis et Justice Militaire en Espagne (1944-1945). Image personnelle et mémoire collective, et c'est pour lui l'occasion de réhabiliter l'histoire familiale. Il consacre son inédit à son oncle, Cándido Fraile, résistant au franquisme pendant les années 1940, jugé par un tribunal militaire, condamné à 32 ans de prison et emprisonné au pénitencier de Santoña, d'où il sortit en 1955, suite à une réduction de peine. Il illustre la couverture de son inédit d'un des dessins que lui envoyait depuis la prison cet oncle qu'il n'a pourtant jamais connu. Plusieurs autres dessins de lui sont analysés dans le texte soutenu en 2005. L'histoire familiale rejoint l'Histoire avec majuscule. Tout son travail d'hispaniste est le fruit d'un profond engagement humain : interrogeant avec ténacité les questions touchant à l'identité et à la mémoire collective, Tonio est conscient de se livrer à un authentique travail militant, sans lequel la mémoire républicaine ne peut retrouver la légitimité à laquelle elle a droit. Il écrit dans sa synthèse pour l'HDR :

"Je ne nie pas que je suis fier de pouvoir ainsi concilier mon travail de chercheur avec une mission plus personnelle dans ce que je pourrai appeler une démarche de citoyenneté. C'est ma contribution à la réhabilitation difficile, non achevée à ce jour, de la mémoire des vaincus."

Quelques années plus tôt, il concluait sa thèse de 1996 en déplorant que la loi espagnole ne lui accorde pas la citoyenneté légale ; il revendiquait alors la citoyenneté de ses racines et de son cœur. Des années plus tard, il obtient satisfaction, et peut disposer d'un passeport et d'une carte d'identité espagnols. Antoine Fraile et Antonio Fraile García ne font plus qu'un. Inscrit comme électeur dans une circonscription de Madrid, il a toujours tenu à exercer ses droits retrouvés, et pris part aux différents scrutins. Il a demandé à son mari, Lionel, qu'il avait épousé le 7 décembre 2013 après plus de vingt ans de vie commune, de rendre ses papiers espagnols après son décès, afin d'être bien enregistré à l'état civil espagnol.

Antonio exerce les fonctions de vice-président des ressources humaines de l'université d'Angers entre 2007 et 2012. En dépit de cette charge administrative importante, son activité de recherche se poursuit sous la forme d'organisation de journées d'étude et de colloques - dont le dernier, en novembre 2013, qui portait sur L'engagement au cinéma -, de la création et de la direction d'une revue électronique, Quaina, d'expertises d'ouvrages et de plusieurs publications. Ce lourd investissement dans les instances centrales de l'université succède à des prises de responsabilité importantes dans la composante Lettres sur les plans administratif et pédagogique.

Toujours attentif aux autres, d'une exemplaire fidélité en amitié, Antonio a toujours abordé les choses de la vie avec l'esprit du militant. Il a toujours donné un sens politique à ses choix de vie, il les a toujours replacés dans un contexte social qui leur donnait sens. Le dernier de ses combats, celui contre la maladie, il l'a mené avec une dignité qui force le respect. Lucide jusqu'au bout, sans s'apitoyer sur son sort, il est resté en alerte sur l'actualité du monde. Je veux garder de lui sa formidable énergie, son élan constant vers l'avenir, son aspiration à un monde meilleur.

Pascal Lenoir, Université d'Angers