Alberto Blecua (1941-2020)
 
C’est une des figures les plus singulières de la philologie espagnole qui vient de disparaître en ce début d’année. Né à Saragosse en 1941, Alberto Blecua est mort à Barcelone le 28 janvier 2020. Ici, pour les hispanistes français qui l’ont peu ou mal connu, je m’efforce de faire abstraction de plus d’un demi-siècle d’amitié, pour m’en tenir à une brève évocation de son long et riche parcours professionnel.
Difficile de dire en quelques lignes ce qu’a été son œuvre d’historien et de critique de la littérature, ce qu’a été son apport à l’édition et à l’analyse des textes de ce qu’il est convenu d’appeler le « Siècle d’Or ». Car c’est non seulement un ensemble très impressionnant de travaux qu’il faut prendre en considération, mais une démarche, une approche, une manière à la fois héritée et constamment renouvelée : ce qu’il aurait répugné à appeler une « méthode ». Et pourtant, c’était bien (selon l’étymologie qui lui était chère) un « chemin » suivi avec persévérance dans l’examen circonspect de la transmission des textes, tout en s’abandonnant par ailleurs au plaisir vagabond de la lecture effectuée sans artifice.
Alberto Blecua était un modeste sûr de lui, avec une immense culture classique, une ouverture très européenne et une obstination tout aragonaise. Ces qualités, comme autant de vertus, ont fait de lui – fils d’un grand érudit, unanimement reconnu : don José Manuel Blecua (« Mucho padre », disait-il, « Sobreviví, y creo que bien ») – un enseignant et un chercheur, puis un maître tout à fait à part, rétif aux codes et aux modes du microcosme universitaire.
Alors même qu’il enseignait au lycée, il rédigea et publia une étude de critique textuelle : En el texto de Garcilaso (1970), recherche pionnière et annonciatrice de toute une série de travaux qu’il consacrera aux problèmes de l’édition, depuis son fameux Manual de crítica textual (1983), dénué de tout prurit théoricien, jusqu’à une brève « Defensa e ilustración de la crítica textual » (2009), fondée sur une simple évidence : « Esto es pura lógica, y da igual que lo haya dicho Lachmann […] o cualquier vulgar editor de textos (yo, por ejemplo) ».
Éditeur de textes, Alberto Blecua l’a été très tôt, dès 1969, avec une sélection de livres de chevalerie ou Las seiscientas apotegmas de Juan Rufo, avant de procurer ses grandes éditions de La vida de Lazarillo de Tormes (1974), de Peribáñez / Fuente Ovejuna (1980), du Libro de buen amor (1983) et du Quichotte (2006). En outre, il s’est appliqué à examiner (ou réexaminer) avec la même rigueur philologique de nombreux textes d’auteurs canoniques comme Fray Luis de León, San Juan de la Cruz, Quevedo ou Gracián. Et l’on se gardera bien d’oublier sa passionnante enquête sur la double rédaction de la República literaria de Saavedra Fajardo.
Mais la critique textuelle, dans son travail d’édition ou d’analyse, n’était jamais indifférente à l’histoire littéraire. C’est en cela qu’il était un philologue accompli, pour qui la mise en perspective chronologique est fondamentale. Cette exigence apparaît avec éclat dans le volumineux recueil de travaux qu’il publia en 2006 sous le titre, très significatif, de Signos viejos y nuevos. Estudios de historia literaria. Parmi plusieurs chapitres dans lesquels l’ambition conceptuelle est patente, on retiendra en particulier celui qui est consacré précisément au concept de Siglo de Oro (publié en 2004, mais rédigé pour l’essentiel à l’occasion d’une oposición a cátedra en 1978). Sur un sujet aussi difficile et rebattu, il avait su élaborer une mise au point très documentée et fournir des propositions que l’on n’a pas fini d’exploiter.
Travailleur infatigable, Alberto Blecua ne s’est pas contenté de mûrir, de rédiger et de publier ses propres travaux. Parallèlement, et avec la même constance, il s’est employé à former des générations d’étudiants à l’Université Autónoma de Barcelone (où il a enseigné de 1970 à 2013) et y réunir de nombreux disciples. En outre, il a pris l’initiative de fonder (en 1989) et il a longtemps animé un magnifique groupe de recherche, Prolope, avec un programme dont les membres poursuivent, sans relâche, la réalisation : éditer intégralement (selon la meilleure ecdotique) le théâtre de Lope de Vega, publier une revue, organiser des séminaires et des colloques.
De 1995 à 1999, il a assumé sobrement la présidence de l’Asociación Internacional de Cervantistas. Auparavant, sur le plan des reconnaissances institutionnelles – qui ne semblent pas l’avoir intéressé outre mesure – il avait été élu membre titulaire de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona et membre correspondant de la Real Academia Española. Sans trop de conviction, il a participé à de multiples bureaux, conseils et autres comités.
Alberto Blecua n’était pas un homme de pouvoir. Je me suis souvent demandé comment il avait pu être, pendant trente ans, juré du Premio Planeta (le goût de la lecture, le plaisir de la découverte de nouveaux textes, peut-être…). Désireux avant tout de se tenir à l’écart des conflits, des polémiques et des luttes d’influence, il savait préserver son quant-à-soi. Cela ne l’empêchait pas de cultiver la convivialité, bien au contraire. D’offrir sa bienveillance, et de rechercher celle de ses collègues, de ses disciples, de ses élèves. De rechercher leur amitié, autant que celle des livres, avec lesquels il devait converser en secret, comme Quevedo. Les livres, il les affectionnait au point de vouloir les posséder – dans des éditions rares, si possible. Car c’était un bibliophile impénitent, au point d’être capable de transporter entre Paris et Barcelone, deux par deux, les vingt-huit volumes de l’édition originale de L’Encyclopédie, dont il avait fait l’acquisition rue Saint-Jacques, durant l’année (1989-1990) où il a enseigné à la Sorbonne avant que je n’y prenne réellement mes fonctions.
Mais, à dire vrai, c’était un amoureux de toutes les conversations (Ah ! la tertulia du jeudi, au café Oxford !). Et, aujourd’hui, son incomparable cordialité nous manque sans doute encore plus que son impeccable érudition. Même s’il savait être généreux de l’une aussi bien que de l’autre.
Jean-Pierre ÉTIENVRE
Paris, le 4 février 2020