Brigitte Magnien s’est éteinte le 23 juillet 2018, laissant un grand vide.
Après un DES de Lettres obtenu en 1956 et l’Agrégation d’Espagnol en 1959, elle enseigne successivement au Lycée Claude Monet à Suresnes et au Lycée Voltaire à Paris. A la rentrée de 1968, elle figure parmi les fondateurs du Département d’Espagnol du Centre Universitaire Expérimental de Vincennes, comme Jacques Maurice dont elle restera intellectuellement et amicalement proche. Auprès d’intellectuels de renom, elle s’engage totalement à Vincennes, ouvert aux non-bacheliers, aux travailleurs et aux personnes en reprise d’études, passant outre les réticences de certains collègues peu désireux de faire confiance à une mère de quatre enfants. A Vincennes comme à Saint Denis où Paris 8 est transféré autoritairement, elle exerce une pédagogie faite d’exigence, d’esprit critique et de pluridisciplinarité, rare enseignante capable de faire le pont entre la littérature contemporaine et la littérature classique, les textes espagnols et la sociocritique. En totale cohérence avec son engagement politique et pédagogique, elle restera fidèle à Paris 8 jusqu’à être admise à la retraite.
Brigitte Magnien a fait le choix de l’hispanisme ; fille du grand géographe Jean Dresch, dont elle confiera les archives à Paris 8, mais désireuse de ne pas être une héritière, elle décide de consacrer ses recherches à une approche novatrice de la littérature contemporaine d’un pays encore en dictature. Dans la ligne des travaux amorcés dès 1973 avec J. Maurice sur les « Pratiques culturelles des groupes sociaux dominés », elle dirige l’Equipe d’Université B59 « Littératures de grande diffusion », dont sont issus les travaux collectifs L’infralittérature en Espagne aux XIXème et XXème siècles, en 1979, puis, en 1986, Ideología y texto en « El Cuento Semanal » (1907-1912), soit 250 récits dont sont examinés l’écriture, les conditions de publication et la diffusion, pour tenter de comprendre le succès populaire de ces collections à très bas prix. Il s’agit, selon ses propres termes, de « soumettre un même corpus à une lecture attentive et multiple » et, bien au-delà, de recueillir souvent difficilement les textes épars, d’analyser, de débattre et de rédiger en commun, en acceptant le regard des autres. Cette méthode qui consiste à choisir un objet et fédérer un collectif de chercheurs pour en faire l’étude restera la ligne des recherches de Brigitte.
Après le Colloque réunissant à Saint Denis, à l’instigation de J. Maurice et la sienne, vingt-cinq chercheurs spécialistes de littérature et d’histoire, espagnols, anglo-saxons et hispanistes, qui donne lieu en 1990 au volume Peuple, mouvement ouvrier, culture dans l’Espagne contemporaine, les mutations et les regroupements préconisés par le Ministère de l’Enseignement Supérieur entraînent la réorganisation des Equipes de Recherche et son Equipe intègre ERESCEC créée précédemment et dirigée successivement par Jacques Maurice, Danièle Bussy Genevois et désormais Mercedes Yusta.
Elle a collaboré à de nombreuses entreprises, dont il serait difficile de dresser la liste mais qui mettent en évidence sa curiosité et sa générosité intellectuelles au service de collectifs liés à des universités et institutions multiples : 1900 en Espagne. Essai d’histoire culturelle, sous la direction de Carlos Serrano et Serge Salaün, en 1988 et avec le même groupe, Temps de crise et « Années folles ». Les Années 20 en Espagne, en 2002 ; avec Jacqueline Covo-Maurice, La construction du personnage historique. Aires hispanique et hispano-américaine, en 1991 ; en 1992 La politique du texte : enjeux sociocritiques, en hommage à Claude Duchet. Ses activités internationales la conduisent notamment à participer aux travaux sur les relations entre la prose et les élites et sur le roman à la Casa de Velázquez et à Cordoue ainsi qu’à maintenir au fil des années les échanges entre universités.
Hacia una literatura del pueblo, en 1995, réunit toutes les ambitions analytiques et conceptuelles de Brigitte : à partir de la tentative hardie de l’écrivain socialiste Timoteo Orbe de transformer un feuilleton écrit en 1896 pour le journal La Lucha de Clases de Bilbao en roman, l’ouvrage propose d’offrir une réflexion collective sur les modalités de création pour les ouvriers et l’imprégnation des modèles européens. Avec Violence ordinaire, Violence imaginaire (1994), elle refuse les stéréotypes liés à l’Andalousie, à la violence et au genre à partir du roman de José López Pinillos Doña Mesalina (1910). Le personnage de l’institutrice, objet de curiosité, de désir et de répulsion, est soumis aux analyses historiques, juridiques, littéraires et sociologiques de l’Equipe.
Avec sa participation au Projet national de Blanco y Negro (1891-1917), en 2001, sous la direction de Danièle Bussy, elle continue de démontrer sa capacité à tenir l’ensemble du texte, alors que seul le chapitre « Féminités » est officiellement de sa plume. Dans les réunions du Séminaire ERESCEC, fondé en 1984 et préservé depuis, sa parole est respectée, attendue, incitatrice et engage chacun à débattre et conceptualiser, elle qui remet en question ses propres conclusions. Les participants, même non hispanistes, soulignent son intelligence et son humanité.
Jusque dans la maladie, Brigitte Magnien est restée fidèle à ses idéaux ; elle traduit en 2016, avec Rose Duroux, El trabajo forzado de los Españoles en la Francia de Vichy, sous la direction de Paul Estrade, son ami depuis Vincennes ; et en mai 2018, seulement quelques mois avant sa disparition, avec la lucidité qui lui est propre, elle propose une analyse éclairante d’une nouvelle inédite écrite par un guérillero antifranquiste à Mercedes Yusta.
Militante et grande dame, Brigitte Magnien fait partie des figures exemplaires qui ont profondément influencé l’hispanisme français.
Danièle Bussy Genevois et Mercedes Yusta Rodrigo